■4 '^^ '■K^:^ ^^^« WRilOTHECA PATRIE! DRAME HISTORIQUE Représenté pour la première fois, à Paris, ■ur le Théâtre de la Porte-Saikt-Martin, le 18 mars ISCO. CALMANN-LtVY, ÉDITEURS DU MÊME AUTEUR : AKDRÉA, comédie en quatre actes, six tableaux. BATAILLE D ' A M 0 u R, opéra-coinique en trois actes. LE CAPITAINE H E N R I o T. opépa-comique en trois actes. DANIEL ROCHAT, comédic en cinq actcs. LE DÉGEL, comédie-vaudeville en trois actes. LES DIABLES NOIRS, drame en quatre actcs. DIVORÇONS 1 comédie en trois actes. DON QUICHOTTE, comédle en trois actes, huit tableaux. l'écureuil, comédie en un acte. LA FAMILLE BENOiTON. comédiecn cinq actes. les FEMMES FORTES, comédie en trois actes. FERNANDE, comédie en quatre actes. LA FILLE DE TABARiN, comédic lyriquc en trois actes. LES GANACHES, comédie en quatre actes. LES GENS NERVEUX, comédio CD trois actes. LA HAINE, drame en cinq actes. MAISON NEUVE 1 comédie en cinq actes. -M. GARAT, comédie en deux actes. NOS BONS VILLAGEOIS, comédie en cinq actcs. NOS intimes! comédie en quatre actes. l'oncle SAM, comédie en quatre actes. LA PAPILLONNE, comédic en trois actes. patrie! opéra en cinq actes, six tableaux. patrie! drame historique en cinq actes, huit tableaux. les pattes de mouche, comédie en trois actes. la perle noire, comédie en trois actes. piccoLiNO, comédie en trois actes. piccoLiNO, opéra-comique en trois actes. les pommes du vojsin, comédie en trois act«s. quatre tableaux. LES prés saint-gervais, comédie en deux actes. les prés saint-gervais, opéra-bouffe en trois actes, rabagas, comédie en cinq actes. LE ROI carotte, opcra-bouffe-féerie, en quatre actes. séraphine, comédie en cinq actes. LA SORCIÈRE, drame en cinci actes. LA TAVERNE, coDiédie cu trois actes, en vers. LES VIEUX GARÇONS, comédic en cinq actes. LA PERLE NOIRE, foman, un volume grand in-18. 6-7-09. — Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. — PlO-09. PATRIE ! DRAME HISTORIQUE EN CINQ ACTES, EN HUIT TABLEAUX PAR VICTORIEN SARDOU DE l'académie française NOUVELLE EDITION CONFORME A LA REPRÉSENTATION DE LA C 0 M É D lE- FR A N Ç A I S B PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3 Droits de repioductioD, de traduction et de représentation réservés. Univers ^^^^ ^ PERSONNAGES Porte Saim-Martlx. 1869 COilÉDIE-pRANCAlSE. 4901 LE COMTE DE RYSOOR. MM.Dumaine. LE M'' DE La TREMOILLE- Ch. Lemaitre. LE SONNEUR JONaS Laurent. KARLOO VAN DER NOOT. Bertox. LE DUC DAUBE Charly. NOIRC ARMES Axtoxin. VARGAS MoxTAL. MAITRE ALBERTI Delaistre. DELRIO JocANNY. l»f OFF. DO PR. DORANGE. Guimier. GALENA LÉMBAR. 2' OFF. DU PR. D ORANGE. Leroux. GUILLAUME DORANGE. Coulombier. UN BRASSEUR Alexis. RINCON Larmet. N A VA R R A BILH.A.UT. GOBERSTRAET Alex. Louis. UN PASTEUR Sallerix. MIGUEL Fleury. MAITRE CHARLES Marchand. CORTADILLA Jacquier. BAKKERZEEL Scipion. CORNELIS CoNSTANTi. UN ENSEIGNE Debray. UN ESPION LE HÉR.\UT C^PON. DOMINGO UN M.UORDOME Paul. UN COURRIER Frédéric. UN SOLDAT DONA DOLORÈS S^^""" l^^'^^^'^- ( Rousseil. DON.\ RAFAÉLE Léonide Leblanc. SARAH MATHISOON.... Bardy. LA M.A.RCHANDE Bonheur. GUDULE J. Breton. UNE RIBAUDE Idaline. JOSUAH KOPPESTOCK.. F. Bony. mounet-sully. Le Eargy. De Fehaudy. Alb. Lambert Yilb. Paul Mounet. P. Laugier. Leitner. Falconnier. Hamel. Dehelly. I. Fenoux. Ch. EsyUIER. Delacnay. Barbal. Ravet. Croué. Gaudy. Laty. Gabry. Gonnot. Petit. Valgerini. Violet. Lefoeur. HOLTZEM. JOUBÉ. Barrias. GORDE. Carlo. Marey. Bran DÈS. Delvair. Marie Lecomtc Delvair. ^Lerou. Faylis. L'Herbay. Spindleb. Demidopf. Bruxelles. 1568. .pas )W1 PATRIE! ACTE PREMIER Premier tableau. Le marché de la Vieille-Boucherie à Bruxelles. Gros piliers et tra- verses encore munies de leurs crocs de fer. — Ce marché, abandonné par les marchands, a été occupé par des soldats espagnols, auxquels il sert de campement. — On voit au fond une rue et des pignons couverts de neige. Trois grands feux sont allumés sous ces piliers : à droite, au fond et au premier plan à gauche. Çà et là, aux piliers, des cuirasses accrochées, des drapeaux, des guenilles, des armes. — Groupe d'officiers autour du feu à gauche et de soldats autour des deux autres, couchés sur la paille ou assis sur de mauvais tapis, jouant aux dés, buvant, fourbissant leurs armes ou faisant la cuisine. Des enfants de soldats, des ribaudes, allant et venant et versant à boiro d'nn croupe à l'autre. De place en place, des monceaux de meubles brises, airrérents objets de tout genre résultant du pillage. Une charrette à gauche, deuxième plan. pleine de linges, de vases, etc. Tout le désordre d'une ville occupée militairement. — Des patrouilles vont et viennent. Bruit de tambours et fusillades lointaines. — Bancs, buffets, tonneaux, etc. Une table, à gauche, premier plan, avec pots de bière, gobelets ; à droite, devant le pilier, deux escabeaux. SCÈNE PREMIÈRE RINXOX, NAVARRA, MIGUEL, UN ENSEI- GNE, Soldats, Piquiers, Lansquenets, Artil- leurs, Ribaudes, Enfants. Au lever du rideau, un grand roulement de tambours dans la rue. RINCON, assis à la table, à gauche, ainsi que l'enseigne et Navarra avec qui il joue aux dés. Q i*est-ce que cela? 1 ? PATRIE! MIGUEL, regardant au fond. C'est un convoi de prisonniers qui nous arrive. RINCON. Au diable ! — C'est le vingtième qui entre à Bruxelles depuis ce matin. Pourquoi les amener ici? Qu'on les enferme aux Jacobins ! MIGUEL. Mais, capitaine, les Jacobins, le marché au bois, riiotel dEgmont... tout regorge. RINCON. Et la Boucherie aussi regorge!... Oii veut-on que je les fourre? l'enseigne. Ma foi, seigneur Rincoû, il y a là une sorte d'étable, à gauche de l'ancienne porcherie... Entassez-les là dedans... c'est assez bon pour eux! RINCON, se levant. Je vais voir 'ça. (Aux soldats.) Jetez-moi du 1 ois au feu... Chienne de ville... on grelotte! Il sort par la gaucLo MIGUEL, aux soldats du fond. Hé! là-bas, vous autres, du bois! LES SOLDATS. Il n'y en a plus... MIGUEL, prenant la place de Rincofi. Eh bien, faites-en... LES SOLDATS. Oui, lieutenant. Ils démolissent un tonneau à coups de hache. NAVARRA, jouant. Et dix! à moi?... (Détonations lointaines.) Tiens, CeS arquebusades? ACTE PREMIER. 3 MIGUEL. Des rebelles que Ton expédie au plus vite. NAYARRA. Voilà une sottise! User de la poudre! C'est trop Lon pour ces chiens d'hérétiques!... (Cortadilla paraît au fond, accueilli par des rires, avec des oies volées qu'il donne aux ribaudes pour être plumées, puis il tire de ses grandes chausses un lapin que les soldats veulent lui arracher; disputes, rires, cris.) Eh! là-bas, du silence!... mille diables! l'enseigne. lis sont gris! MIGUEL, jouant. Dah! laissons-les!... nous sommes en carnaval. l'enseigne. Au lait, oui, c'est mardi gras... NAVARRA. Et dire que nous sommes là, à geler pour ces mau- dits Flamands! UN SOLDAT, arrivant du fond. On demande le capitaine Rincoiî à la maison de ville. MIGUEL. Il n'est pas là. NAVARRA, à l'enseigne qui prend un broc. Verse donc!... l'enseigne. C'est vide. (A uneribaude.) Eh, Carmelita! C A RM ELI TA, venant du fond. Leurs Seigneuries veulent boire? l'enseigne. Oui, ma belle enfant! Elle verse à Doir*. 4 PATRIE! RING ON, rentrant. Ma foi, je ne sais plus où donner de la tête: voilà maintenant tout un village qui nous arrive. MIGUEL. Capitaine, on vous demande à la maison de ville. RING ON. Oui, je sais; pour les arquebuses de la garde bour- geoise. l'enseigne. On la désarme? RING ON. Oui, c'est plus sûr! (Au soldat à droite qui fourbit son épée.) Passe-moi mon épée et un verre de bière... 'a Carmeiita qui accourt) Ah! c'est toi, Carmeiita? GARMELITA, lui versant à boire. Oui, capitaine... RING ON. tout en buvant, regardant une chaîne d'or qu'elle a au cou. Tu as une jolie chaîne; — qui t'a donné cela? Dautres ribaudes accourent pour voir la chaîne. GARMELITA. C'est Pacheco qui me l'a donnée... RING ON, l'embrassant. Pacheco est un heureux mortel!... Au revoir! UN SOLDAT, à gauche. Capitaine, voici encore une douzaine de personnes arrêtées!... RING ON. Encore!... à tous les diables! MIGUEL. Mettons-les ici sous ces piliers. RING ON. Ma foi, oïl vous voudrez! Miguel, j'y renonce. Il sort par le fond, à droite. ACTE PREMIER. 5 SCÈNE II Les Mêmes, puis RYSOOR, LA TRÉMOÏLLE. MIGUEL, aux soldats. Amenez les prisonniers!... La Trémoïlle et Rysoor sont introduits par le fond à gauche, entre deux haies de soldats, un officier en tête. L OFFICIER, à la Trémoïlle qui s'arrête surpris du lieu où on le mène, le poussant par l'épaule. Marchez donc, vous. LA TRÉMOÏLLE, tranquillement. Pardon, l'ami! On m'a enlevé mon épéel... mais il me reste ma canne, et, si vous me touchez encore de la sorte, je vous la casse sur les épaules. l'officier, levant l'épée. Plaît-il, maraud! la TREMOÏLLE, le désarmant d'un coup de canne et lui cinglant les épaules. Voilà, maroufle! Mouvement des soldats menaçants. L'officier ramasse son épéo et veut se jeter sur lui. ]Savarra et Miguel s'élancent et s'interposent. MIGUEL, à la Trémoïlle. Vous allez vous faire écharper, vous!... LA TRÉMOÏLLE, le toisant. Pardon, vous êtes?... MIGUEL. Lieutenant... LA TRÉMOÏLLE. Et moi, je suis le marquis de la Trémoïlle, fidèle sujet et ami de Sa Majesté Charles, roi de France; et, tout prisonnier que je suis, je ne permets pas à un manant de porter la main sur moi!... Ceci dit... pour votre gouverne... Où s'assied-on, chez vous? 6 PATRIE! MIGUEL, qui s'est découvert ainsi que Navarra et l'enseigne au nom de la TrémoïUe, très polinieat. Monsieur le Marquis... c'est différent! Voi^i des sièges contre ce pilier. LA TRÉMOÏLLE. Sont-ils propres, au moins, ces sièges?... (il se dirige vers la droite et voit Rysoor prêt à s'asseoir sur un des deux esca- beaux.) Ah ! Monsieur, pardon! * RYSOOR, saluant. Monsieur, après vous! LA TRÉMOÏLLE, de même. Monsieur, je n'en ferai rien! Les officiers vont se chauffer à gauche. RYSOOR. Vous êtes Français, Monsieur, et moi. je >uis habi- tant de cette ville, par conséquent chez moi! LA TRÉMOÏLLE. Ahl Monsieur, je ne demande pas si vous êtes gentilhomme! RYSuOR, saluant. Le comte de Rysoor, Monsieur!... tout à votre service. LA TRÉMOÏLLE, de même. Et le marquis de la TrémoïUe, Monsieur!... tout au vôtre. (Ils se couvrent.) Puisque ^'otre Seigneurie est de celte ville, elle serait bien gracieuse de me dire où nous sommes? RYSOOR. Monsieur le Marquis, nous sommes dans le bâtiment de lancienne Boucherie, converti par les Espagnols en campement, comme vous voyez... • La TrémoïUe, Rvsoor. ACTE PREMIER. / LA TRÉMOÏLLE, regardant au fond Quel campement!... RYSOOR. Et quels soldats!... l'écume des nations!... Na})oli- tains, Suisses, Portugais! tous aventuriers, bandits, gens de sac et de corde, accourus, avec leurs filles de joie et leurs bâtards, sous ce drapeau qui leur assure l'impunité du crime! Et c'est cela qui nous opprime, nous vilipende et nous tue : cette engeance armée, ijui s'appelle les troupes espagnoles! LA TRÉMOÏLLE Alors, Monsieur, c'est ici qu'on parque les per- sonnes arrêtées, comme vous et moi? RYSOOR. Et qu'on les exécute au besoin... LA TRÉMOÏLLE. Toujours la boucherie? RYSOOR. Toujours ! LA TRÉMOÏLLE. Très bien!... Je vous demande pardon, monsieur le Comte, mais j'arrive, et c'est la première fois que je viens à Bruxelles. RYSOOR. Vilain début, monsieur le Marquis! LA TRÉMOÏLLE. Surtout pour un voyage d'agrément. RYSOOR. D'agrément? LA TRÉMOÏLLE. Voici le fait!... Je ne vous ennuie pas, au moins? 8 PATRIE! RYSOOR. Au contraire!... Nous ne saurions mieux faire que de causer, en attendant que M. le Grand Prévôt vienne décider de notre sort. LA T RÉ M OÏL LE, prêt à s'asseoir. Jasons donc!... Mais, pardon, il faut que je vous dise que je suis calviniste. RVSOOR. J'en suis ravi, Monsieur. LA TRÉMOÏLLE. Vous seriez aussi de la religion?... RYSOOR. Et je m'en fais gloire! LA TRÉMOÏLLE, lui tendant la main. Parbleu! monsieur le Comte, permettez-moi de vous serrer la main de tout mon cœur! RYSOuR, de même. Monsieur! Détonations lointaines. LA TRÉMOÏLLE. Qu'est-ce que c'est que cela?... RYSOOR. soulevant son chapeau. Des hérétiques, comme vous et mo'. que Ton tue!... LA TRÉMOÏLLE, de même Dieu les reçoive! (S'asseyant.) Je disais donc, que Sa Majesté qui me veut du bien, pour mon adresse au jeu de paume... RYSOOR. Ah! vous êtes...? LA TRÉMOÏLLE. De première force!... Sa Majesté donc me fait venir et me dit : c La Trémoïlie, il fait ici trop chaud pour ACTE PREMIER. 9 toi, mon ami... Va voir l'Italie ou les Pays-Bas! » — Je vais donc voir les Pays-Bas. — A la frontière, au beau milieu d'une rivière, qu'est-ce que je vois, entouré d'un gros de cavaliers?... M. Louis de Nassau qui me crie : « Tiens! laTrémoïllel... » Je l'ai connu au Louvre, quand il y vint avec le prince Guillaume son frère, un excellent gentilhomme!... RYSOOR. Le prince d'Orange!... Dites, monsieur le Marquis, le plus loyal, le plus sage et le plus valeureux citoyen de ce pays! l'honneur des Pays-Bas!... et son salut peut-être!... Donc, son frère, M. de Nassau, vous appelle!... LA TRÉMOÏLLE. Et je lui crie à mon tour : « Monsieur, que diable faites-vous là dans l'eau?... » 11 me répond : « Je cherche un gué pour mes hommes!... Êtes- vous des nôtres? — Pourquoi faire? — Pour nous frotter à MM. les Espagnols!... * Ceci me charme! — En qualité de réformé, je n'ai nulle tendresse pour Sa Majesté Catholique le roi Philippe!... RYSOOR. Et moi, je le hais! LA TRÉMOÏLLE. Et puis, c'est un mélancolique, cet homme... il m'en- nuie!.. Je dis donc à M. de Nassau : « Ma foi, oui, j'y vais! > Nous chevauchons tout le jour, la troupe se grossit;... à la nuit c'est une petite armée... Le lende- main, nous rencontrons MM. les Espagnols à Jem- mingen! On se bat!... ou plutôt on nous bat... à plate couture! Mon cheval blessé tombe... et moi dessous!... Un Espagnol me désarme et me vend cent pistoles... le harnais du cheval compris, à son capitaine, qui me vend m.iile ducats à son colonel, lequel me revend le 1. 10 PATRIE! triple au duc ci'Albe, qui taxe ma rauçou à cent mille écus de France!... R Y s (J et s'en va!... Ivrogne m'a semblé dur... j'étais gris tout au plus; mais j'ai reconnu que j'avais tort de malmener le maître du logis, et je me suis endormi tranquillement sur les marches de l'esca- lier!... YARGAS. Vous avez entendu, seigneur Comte?.. LA TRÉMOÏLLE, à Rysûor. Monsieur, on vous parle. RYSOOR, avec effort. Oui, Monsieur, oui, j'entends!... XOIRCARMES. Et ce récit est exact? RYSOOR, s'eff'orçant de paraître calme. En tous points. VARGAS. Alors, c'était bien vous? RYSOOR, se redressant tout pâle. Et qui donc pourrait sortir de chez moi à pareille ACTE PREiMIER. 39 heure... si ce n'est moi?... Le Capitaine en a-t-il douté un seul instant? RIXCON. Pas une seconde. RYSOOR. Vos Seigneuries voient donc bien que, cette nuit, l'étais chez moi!... DELRIO. Il le faut croire ! NOIRCARMES. Vargas, votre avis? VARGAS, à demi-voix. Relâchons!... nous le retrouverons bien une autre fois ! DELRIO. Et allons souper! NOIRCARMES. Oui, c'est assez pour aujourd'hui! (Mouvement des sol- dats.) Monsieur le Comte, vous êtes libre! Ils se lèvent, tous les soldats sautent à terre et se préparent à les escorter. LA TREMOILLE, à Rysoor et tout haut avec joie. Sauvé... Monsieur! Rj'soor, absorbé, ne lui répond pas. NOIRCARMES, apercevant la Trémoille. Tiens! qui est donc celui-là? LA TRÉMOÏLLE, légèrement. Oh! ne vous occupez pas de moi, je vous en prie:.,. NOIRCARMES. Plaît-il?... LA TRÉMOÏLLE. Rien! Ne vous dérangez donc pas pour si peu!... mon Dieu... allez donc souper! 40 PATRIE! NOIRCARMES. Or çà!... qui ètes-vous, l'homme? LA TRÉMOÏLLE. Moins quj rien!... le marquis de la Trémoïllel VARGAS. Monsieur de la TrémoïUe ! Ils ôtent tous trois leur chapeau. NOIRCARMES. Prisonnier à Jemmingen ! LA TRÉMOÏLLE. Mais oui! VARGAS. Et ici? LA TRÉMOÏLLE, raillant. Comme vous voyez. NOIRCARMES. Monsieur le Marquis, je pourrais vous faire exé- cuter sur rheure. LA TRÉMOÏLLE, gaiement. Oh! que voilà bien ce que vous ne ferez pas! NOIRCARMES. Mais pardonnez-moi î... LA TRÉMOÏLLE, de même. Mais je vous dis que non... Raisonnons!... A l'heure présente, je vaux juste cent mille écus... ma rançon! — Mort, je ne vaux plus un maravédis! M. le duc d'Albe sait trop bien compter pour tuer de propos délibéré cent mille écus bien portants qui sont à lui. DELRIO. En effet. — Cependant!... ACTE PREMIER. 41 LA TRÉMOÏLLE, baissant la voix. D'autant plus que vous n'avez pas d'argent ! VARGAS. Mais!... LA TRÉMOÏLLE, gaiement, de même. Mais vous n'avez pas d'argent, voyons!... Je connais bien Tétat de vos finances. DELRIO. Monsieur!... LA TREMOÏLLE, de même, haussant la voix. Monsieur, un mot de plus!... Je crie à vos soldats c{ue voiîs n'avez pas de quoi les payer le mois prochain!... NOIRCARMES, vivement. Monsieur le Marquis... LA TRÉMOÏLLE, de même. Vous voyez bien!... Allez souper, Messieurs, allez donc, je vous en prie. Et mes salutations au duc d'Albe! NOIRCARMES. Votre Seigneurie les présentera elle-même; car elle va nous suivre au Palais... LA TRÉMOÏLLE. Ah! ah!... NOIRCARMES. De gré, monsieur le Marquis, ou de force!... LA TRÉMOÏLLE. Soit, Messieurs!... avec une modification pourtant!... C'est vous qui me suivrez... car je passerai devant! NOIRCARMES. Monsieur le Marquis!... 42 PATPxlE ! LA TREMOÏLLE, fièrement et nettement. Monsieur!... à la cour de France, les la Trémoïlle passent après le Roi... Je ne suis pas venu à Bruxelles pour faire des politesses au Grand Prévôt du Bra- bant!... VARGAS, impatienté. Faites comme il vous plaira, monsieur le Marquis, mais partons! LA TRÉMOÏLLE. A la bonne heure... (Il se retourne et voit tous les soldats qui lui barrent le passage.) Faites écarter VOS gcns... je n'aime pas la foule. (Redescendant, à Rysoor.) Monsieur le Comte, je vous salue bien alTectueusement... Je n'aurai rien de plus pressé que le plaisir de vous revoir!.. fA Noircarmes. Delrio, Vargas, en se couvrant.; Messieurs, VOUS pouvez me suivre ! Il passe devant eux. Les tambours battent. Les soldats reprennent les torches, tout s'éloigne et se disperse peu à peu, sauf les sentinelles du fond, et la scène reste obscure. SCENE V RYSOOR, RINCON. RYSOOR, sortant de son abattement, traversant la scène, et à Rincon qui surveille la sortie des soldats. Capitaine!... Capitaine!... un mot, je vous prie. RINCON, descendant. A la disposition de Votre Grâce!* RYSOOR, le regardant avec anxiété- Vous venez de me sauver la vie. Monsieur; mais... • Rysoor, Rincon. ACTE PREMIER. 43 mais avouez maintenant que, par générosité; vous avez un peu dénaturé les faits!... RING ON. Moi. je n'ai dit que la vérité pure!... Votre Honneur le sait bien! RYSOOR, anxieux. Non! je ne le sais pas!... (Mouvement de Rincon.) Pardon, Capitaine! je suis si troublé encore de cette arresta- tion... Voyons... réfléchissez!... rappelez-vous!... vous étiez gris!... allons, vous étiez gris.... vous en êtes convenu vous-même... et puis il faisait nuit!... et dans les ténèbres!... on croit voir mille choses comme cela!... RINCON. Ah! par exemple!... RYSOOR. Moi-même qui vous parle, je ne suis pas très sûr d'être sorti de la chambre que vous dites!... RINCON. De votre chambre, pardieu!... Vous m'avez fait descendre l'escalier assez vite!... et mon épaule se le rappellerait; à défaut de ma mémoire... RYSOOR. Mais cette femme qui m'éclairait!... ètes-vous bien sur...? RINCON. Ah çà! seigneur Comte, vous vous moquez!... Je vois madame la Comtesse comme je vous vois, et je vous entends encore lui crier : « Rentrez, Madame!... ren- trez vite et prenez garde! » RYSOOR. J'ai dit cela? 44 PATRIE! RINCON. En propres termes!... RYSOOR. Et la porte s'est refermée? RINCON. Subitement!... Y êtes-vous maintenant? RYSOOR. Oui!... merci, Monsieur, merci!... RINCON. Et sans rancune!... A propos, et votre main RYSOOR. Ma main?... RINCON. Oui!... Vous vous êtes terriblement coupé à cette épée en me Tarrachant!... RYSOOR. Oui!... je... RINCON. Vous avez poussé un cri!... et j'ai retrouvé mon épée à terre, pleine de sang! RYSOOR. En effet, oui... RINCON. C'est la main droite. Il de-signe la luain droite de Rysoor, qui est gantée. RYSOOR. Oui!... RINCON. C'est l'affaire de deux ou trois jours. RYSOOR. Peut-être. ACTE PREMIER. 45 RING ON. Au fait, nous aurions dû montrer cela à Leurs Sei- gneuries comme témoignage de votre présence.. RYSOOR. En effet, cette marque!... RING ON. Parbleu! une preuve irrécusable!. n remonte. RYSOOR, vivement. Oui! RING ON, se retournant. Plaît-il? On entend la retraite au fond. RYSOOR. Rien!... Au revoir, capitaine... RING ON. Ah! voici la retraite!... (Criant vers la droite.) Fermez les grilles! MIGUEL, plus loin. Fermez les grilles ! VOIX LOINTAINES. Fermez les grilles!... RING ON. Monsieur le Comte, on va tout fermer, rentrez chez vous et ne vous attardez pas dans les rues... puisque vous voilà hors de peine! II remonte. RYSOOR, atterré, à part. Hors de peine!... hélas!... elle ne finit pas, la peine... elle commence! ,.. Il remonte lentement. 3. 46 PATRIE! RING ON, au fond. Tendez les chaînes ! SOLDATS, plus loio. Tendez les chaînes. VOIX PLUS LOINTAINES. Tendez les chaînes!... ACTE DEUXIÈME Deuxième tableau. Chez Rysoor. — Intérieur flamand. — Large chambre, décorée riche- ment et sévèrement. Partout des boiseries à haute;;r d'homme et, au- dessus, des tapisseries. Poutres au plafond. A gauche, premier plan, petite porte. Deuxième plan, grande porte d'entrée : au fond, vers la gauche, grande cheminée. Feu allumé. Sur la droite, au fond, en oblique, une haute et large croisée à vitraux Renaissance, ouvrant sur la place de l'Hôtel-de-Ville, que l'en entrevoit éclairée par la lune. Au premier plan, à droite, un bahut flamand chargé de vaisselle et d'argenterie. Table, à gauche de la scène, — avec chaises, à droite et à gauche, haut tabouret en avant. A droite, un siège flamand, avec dossier, à deux places. SCENE PREMIERE DOLORÈS, GUDULE, LE MAJORDOME. LE MAJORDOME, sur le seuil de la salle à manger. Madame la Comtesse n'est pas rentrée de l'office du soir? GUDULE, qui range à droite. Je crois que la voici!... La porte s'ouvre. Dolorès entre, traverse la scène et se débarrasse de sa mantille et de son livre d'heures. Après un silence, tandis que Gudule dépose la mantille sur une chaise à droite de la cheminée. DOLORÈS. Le seigneur Karloo n'est pas venu?... GUDULE. Non, Madame. LE MAJORDOME. Madame la Comtesse veut-elle donner des ordres pour le souper? 48 PATRIE! DOLORÈS. Quelle heure est-il donc? LE MAJORDOME. Huit heures sonnées, Madame. DOLORÈS. Non! VOUS servirez plus tard! Qu'on me laisse? GUDULE. Madame, le seigneur Karloo. DOLORÈS, avec joie. Ah! enfin!... SCENE II Les Mêmes, KARLOO. KARLOO, pâle, inquiet, à demi-voix, après avoir traversé la scène pour aller à Dolorès, et lui baisant la main*. Faites sortir vos gens!... DOLORÈS, bas. Qu'avez-vous?... cette pâleur?... KARLOO, bas. Seuls un instant!... Pour Dieu, soyons seuls! DOLORÈS, de même. Je ne puis pas, à cette heure... ils s'en étonneraient tous. KARLOO, de même. Au moins, éloignez-les!... DOLORÈS. Gudule!... * Karloo, Dolorès. ACTE DEUXIÈME. 49 GUDULE. Madame. DOLORÈS. Qu'on dresse le couvert! Gudule sort ainsi que le majordome, laissant ouvert un battant de la porte, tandis que Karloo dépose son manteau et son chapeau sur le banc adossé à la fenêtre. SCENE III KARLOO, DOLORÈS. DOLORÈS*, vivement. Toute cette partie de la scène sans trop de voix et avec précaution de part et d'autre. Tu souffres?... Cette blessure!... Ta main?... KARLOO. Ce n'est rien! DOLORÈS. Cela se voit?... montre! KARLOO, montrant sa main, qui est gantée Oui, cela se voit; mais qui devinera? DOLORÈS. Ce soldat?... KARLOO. Un homme ivre!... qui ne s'en souvient plus !... Non. il ne s'agit pas de cela!... DOLORÈS, inquiète. Et de quoi donc?... KARLOO, avec effort. Il est de retour! * Dolorès, Rarloo. 50 PATRIE! DOLORÈS, vivement Mais non! KARLOO. Si! — Galèna l'a vu. DOLORÈS. Mais il n'est pas rentré!... KARLOO. Eh ! mon Dieu ! il n'est pas rentré !... mais il est dans la ville... j'en suis sûr!... DOLORÈS. assise; — après un temps. Eh bien, il fallait s'y attendre... n'est-ce pas? KARLOO, la regardant avec une sorte d'effroi. Dolorès, VOUS dites cela, comme si vous aviez espéré qu'il ne reviendrait pas!... DOLORÈS. Et vous? KARLOO, vivement. Dieu m'écrase, si j'ai fait cet horrible vœu ! DOLORÈS. Eh bien, oui! ce retour me désespère et me révolte!... Et Dieu n'aurait pas dû le permettre! KARLOO, venant s'asseoir près d elle. Dieu? DOLORÈS. Oui, Dieu!... car c'est un traître, cet homme!... KARLOO. Qu'en savez-vous? DOLORÈS. Ah! ce que j'en sais! — Croyez-vous que je sois dupe de ces prétendues affaires pour lesquelles il est parti?... ACTE DEUXIÈME. 51 pas plus que de ses sorties nocturnes... quand il s'en va, à la porte de Louvain, assister au prêche!... KARLOO. Lui? DOLORÈS Puisque je vous le dis!... Vous n'en savez rien, je le conçois! Vous êtes comme moi, vous... catholique!... et ce n'est pas vous qu'il prendrait pour confident de son apostasie; mais je vous réponds, moi, que, depuis trois mois, il va tous les deux jours où je vous dis; — car, une fois, je l'ai suivi, sans qu'il s'en doute... KARLOO, inquiet. Vous avez fait cela? DOLORÈS. Oui, je l'ai fait! KARLOO. Et où prenez-vous que ce voyage?... DOLORÈS, l'interrompant. Oh! et ces gens suspects qui viennent, à chaque instant, sïnformer de son retour? Et ce soin de cacher son absence!... Et cette absence elle-même, au risque de sa vie!... Et ses convictions, enfin, dont il vous fait peut-être mystère à vous, qui n'êtes pas un rebelle... mais que je pénètre bien, moi, même dans ses silences... mais voyons!... L'autre semaine, quand vous avez sauvé don a Rafaële de cette populace en furie qui vou- lait se venger du duc d'Albe sur sa fille!... comment en a-t-il accueilli la nouvelle?... par ce seul mot : « Tu as fait ton devoir!... » là où un vrai serviteur de la bonne cause vous aurait serré dans ses bras!... — Allez, allez! mon instinct de femme ne s'y trompe pas!... — D'ailleurs, comment ne haïrait-il pas le duc d'Albe, ce calviniste?... Traître à son Dieu! traître à 52 PATRIE! son Roi!... cela se tient!... Je suis aussi sûre que cet homme-là conspire... KARLoO. debout vivement. Malheureuse!... taisez-vous!.,. Si Ton vous enten- dait!... Tout en regardant du côté de la porte, il passe derrière le dossier du siège. DOLORÈS, sourdement". Eh! peu mimporte!... KARLOO. Il serait perdu... et d'autres avec lui! DOLORÈS. Quels autres?... Tu n'en es pas, n'est-ce pas? KARLOO, vivement. Quelle idée! DOLORÈS. Eh bien, que me font les autres?... et lui surtout? — Nous pourrions nous aimer sans crime!... KARLOO. Mais c'en est un de plus, qu'un tel souhait !... DOLORÈS. Et vivre comme nous vivons, ce n'est pas le pire de tous?... et, de plus, un affreux supplice? KARLOO. Ah! Dieu, si ! DOLORÈS. Eh bien, alors? (Silence; Karloo, debout, accoudé au dossier du siège, la tête entre ses mains.) Enfin! il faut prendre un parti, n'est-ce pas? nous ne pouvons pas rester ainsi!... Qu'allons-nous faire? • Karloo, Dolorès. ACTE DEUXIEME. 53 KARLOO. Ce que nous avons fait jusqu'à ce jour!... mentir, mentir et mentir! DOLORÈS. Et cela ne vous révolte pas?... Et ce n'est pas odieux que nous n'osions nous parler, le jour, qu'avec cette porte ouverte, de peur des soupçons; et que la nuit même ait ses périls, comme ceux d'hier? KARLOO. Ah! vous savez bien ce que j'en pense! DOLORÈS. Mais enfin c'est une effroyable torture pour moi que le retour de cet homme!... Mais pensez-y donc!... Je vous aime, et je suis à lui!... Elle se lève et gagne la gauche de la scène*. KARLOO. Dolorès ! DOLORÈS. Ah! cela vous est bien égal, à vous, son retour! Qu'est-ce que cela vous coûtera, adirés tout?... le men- songe d'une poignée de main et d'une parole ami- cale!... voilà tout !... Mais moi!... KARLOO. Prenez garde!... Vos gens sont là. DOLORÈS. Eh bien, tâchez de fermer la porte. KARLOO. Comment? DOLORÈS. Sans en avoir l'air! • Dolorès, Karîoo. 54 PATRIE! KARLOO. ... Je ne puis pas! DOLORÈS. Oh! ces hommes! — Je vais le faire, moi! (Haut et avec affectation.) Ce feu ne flambe donc pas, Kaiioo? — On est glacé, ici! K.ARLOO, à la cheminée. Oui, Madame, en effet! DOLORES, tranquillement. C'est la porte ouverte!... (Appeiant.)Gudule!...Gudule!... GDDULE Madame. DOLORÈS. Fermez donc la porte ! GUDULE. Oui, Madame. Elle disparaît en fermant la porto. DOLORÈS. C'est fait... Et, maintenant, la vérité, Karlool... C'est que je ne veux plus de cette vie-là! Et si vous en étiez aussi las que moi!... Elle s'assied sur la chaise à droite de la table. KARLOO. Si j'en suis las!... Ah! bonté divine! je puis parler enfin!... Ah! vous croyez que ce n'est pas une tor- ture égale à la vôtre que ce mensonge de tous les instants auquel je me condamne?... que ces yeux qui mentent, cette bouche qui ment, cette main qui ment?... Mais cela est indigne!... mais cela est infâme!... Et si c'est là ce que vous voulez me faire dire!... Eh bien, oui, j'en suis las!... horriblement las!... effroyable- ment las! Il gagne la gauche derrière Dolorès. ACTE DEUXIEME. 55 DOLORÈS, inquiète*. Tant que cela? KARLOO. Oui, oui! tant que cela! DOLORÈS. Et pourquoi?... Après tout, qu'est-ce que vous souf- frez, vous?... Pour votre amour, je me torture dans ce monde et je me damne dans l'autre!... Mais qu'est-ce que vous me sacrifiez, vous, en échange? KARLOO, descendant à gauche de la table. Ce que je vous sacrifie?... Ce que j'ai de meilleur et de plus sacré!... mon honneur et ma loyauté!... la paix de ma conscience... la fierté de moi-même!... cette joie... cette joie sans égale!... de se dire : « Je suis un honnête homme et je fais mon devoir!... » Ah! vous vous damnez pour l'autre vie!... Eh bien, moi, je suis damné dans celle-ci!... car je la porte avec moi, ma damnation!... car j'ai là mon enfer! qui me suit par- tout!... le mépris que j'ai conçu pour moi... 11 remonte. DOLORÈS, le regardant avec inquiétude. Karloo ! KARLOO, redescendant vers elle, au-dessus de la table. Mais voyons!... pensez-y donc!... Mais il est odieux, le rôle que je joue dans cette maison!... Cet homme qui m'appelle son ami, qui m'ouvre ses bras, son cœur!... cet homme généreux, dévoué! je le trompe indignement... Et l'amitié qu'il me tend est le poignard dont je l'égorgé... Et ce n'est pas tout!... Il faut qu'il ait toutes les vertus, cet homme!... et que je les admire!... Oui!... cela est horrible à dire, et ressemble " Karloo, Dolorcs. 56 PATRIE! à de la folie 1... J'étranglerais, par amitié pour lui, celui qui le tromperait, comme je le trompe!... Et je suis votre amant!... et je n'ai pas le courage de ne plus l'être!*... Ah! si je le détestais comme vous... par Dieu!... ce serait bientôt fait de mes remords!... Vous êtes bien heureuse, vous, de le haïr!... Moi, je l'aime... oui,je l'aime!... Et voilà ce qui est plus infâme que tout le reste!... je l'aime et je lui mens!... et je le trompe!... et je le vole!... DOLORÈS, effrayée. Ah! tu ne m'aimes plus? KARLOO, avec un geste de désespoir. Ah!... DOLORÈS, vivement. Non! tu n'avais pas de ces scrupules autrefois! KARLOO. Ah! dites donc des remords!... Et vous m'avez reproché tout à l'heure de n'en pas avoir! DOLORES, de même, anxieuse. Tu en as trop maintenant!... Dis la vérité!... dis-la!... tu n'as plus d'amour? KARLOO. Oh! si je pouvais! DOLORÈS. Tu vois bien! KARLOO, tout près de Dolorès, sans la regarder. Je vois ! je vois que je suis aussi impuissant à l'arra- cher de mon cœur, cette fatale passion, que j"ai été inhabile à l'en défendre!... Vous m'avez si bien enlacé dans vos sortilèges, sorcière d'amour, que, malgré moi, je vous ai aimée et voulue!... et qu'à l'heure mèni' où je te maudis je t'aime et je te veux encore! • Dolorès, Rarloo. ACTE DEUXIÈME. 57 DOLORÈS, debout. Ah! dis-le donc enfin!... Voulez-vous que je sois plus courageuse que vous... moi ! et que je vous rende votre liberté?... KARLOO. Dolorèsl... DOLORÈS. Eh bien, adieu!... va-t'en! je ne veux plus de toi! KARLOO, l'attirant à lui passionnément. Oh!... fais-le!... je te tue! DOLORÈS, de même, se jetant dans ses bras. Ah! oui, tu m"aimcs!... Eh bien, arrache-moi à cet homme!... emmène-moi! KARLOO. Vous emmener? DOLORÈS. Au bout du monde!... tous deux, seuls!... libres!... Cette nuit, tiens, fuyons!... KARLOO. Ah! plût à Dieu!... mais ce n'est pas possible! DOLORÈS. Pourquoi? KARLOO. On ne sort pas de la ville!... DOLORÈS. Ah! c'est vrai!... mais demain? KARLOO. Taisoz-vous! on vient! Ils se séparent vivement. 58 PATRIE! SCÈNE IV Les Mêmes, GUDULE, puis JOXAS. GUDULE, vivement, inquiète. Madame la Comtesse, c'est Jonas, le sonneur... por- teur d'une mauvaise nouvelle. KARLOO. Une mauvaise nouvelle? JONAS, entrant, inquiet. Madame... Monsieur le Comte n'est pas rentré? DOLORÈS. Non!... JO.NAS. Alors, il y a un malheur!... On l'a arrêté cette après- midi!... KARLOO. Arrêté! JUNAS. Oui, Capitaine! K.\RL00, allant vivement vers la fenêtre pour y prendre sa cape et son chapeau, tandis que Jonas et Guaule causent sur le seuil de la porte. Oh! j'y cours. DOLORÈS, à mi-voix. Qu'allez-vous faire? KARLOO, à mi-voix également*. Le sauver, si je le puis! DOLORÈS, de mê.rie- Vous? • Dolorès. Karloo. ACTE DEUXIÉiME. 59 KARLOO. Ah! moi, surtout!... — (Haut.) Jonas... des torches, cl parlons! Vous n'irez pas!... Et s'il est perdu? Eh bien?... Jonas sort vivement avec Gudule. DOLORÈS. KARLOO. DOLORÈS. KARLOO, descendant, effrayé, adroite. Ah! Dolorès, vous me faites peur!... DOLORÈS. Et vous pitié!... Sauvez-le donc!... mon mari! mon maître!... Il serait trop malheureux, en effet, que je n'eusse plus demain à le tromper pour vous!... ni ce soir à vous tromper pour lui !... KARLOO, frappé. Ah!... démon! DOLORÈS, avec passion. Je t'aime! JONAS, sur le seuil, joyeux. Le seigneur Comte!... SCENE V Les Mêmes, RYSOOR*. KARLOO, courant à lui et lui serrant les mains avec effusion. Ah! grâce à Dieu!... tu es sorti des mains de ces bourreaux!... • Jonas, Rysoor, Karloo, Dolorès. 60 PATRIE! RYSOOR, lui serrant la main, sans perdre de vue Dolorèa. Tu savais mon arrestation? DOLORÈS, allant à lui et lui tendant le front. Jonas vient de nous l'apprendre à l'instant!.,, mon cher seigneur!... et nous avons eu tous deux une ter- rible peur!... RYSOOR, lui prenant les deux mains et lui baisant le front, en la regardant avec émotion. Oui, vous tremblez, Dolorès? DOLORÈS. Oui, cette nouvelle... et votre arrivée coup sur coup! RYSOOR. Dolorès!... remettez-vous. — Me voici chez moi, au milieu de ceux qui m'aiment!... Mais vous êtes toute pâle! DOLORES, s'efforçant de sourire. Oh! ce n'est rien!... KARLOO, après avoir déposé sa cape et son chapeau sur la table*. L'émotion!... DOLORÈS. Oui... Rysoor monte vers la fenêtre, dépose son épéo sur le banc**. KARLOO bas, à Dolorès. Est-ce assez infâme ce que nous faisons là tous les deux? DOLORÈS, de même. 11 y a pis encore, (a Rysoor, qui redescend en scène.) Je vais vous faire servir, mon cher Seigneur, car vous devez avoir faim! • Karloo, Rysoor, Dolorès. •• Rarloo, Dolorès, Rysoor ACTE DEUXIÈME. 61 RYSOOR. Non! — j'ai quelque affaire d'abord avec Karloo!... Que la table reste servie, et que nos gens se retirent. DOLORÈS. Je vais le leur dire! Elle sort. SCENE VI KARLOO, RYSOOR, JOXAS. RYSOOR, après l'avoir suivie des yeux. Jonas, ferme la porte et veille!... JONAS. Oui, Seigneur. Il se tient devant la porte RYSOOR, à Karloo*. Vite maintenant! — Tu as vu tantôt Galèna? KARLOO. Dès ton arrivée, Jonas est venu nous avertir de sa part, Bakkerzeel, Cornélis et moi!... Là, j'ai appris ton retour!... RYSOOR. Le résultat de mon voyage?... KARLOO. Tout!... Le prince d'Orange vient à notre aide avec ses meilleurs partisans; il a fait route, la nuit, secrète- ment, par la forêt de Soignes... RYSOOR. Et, à l'heure présente, mon bon Karloo, il est caché • Jonas, Karloo, Rysoor. 62 PATRIE! dans le bois de la Cambre, à un quart de lieue de la ville. KARLOO. Enfin!... c'est donc pour cette nuit? RYSOOR, lui serrant les maina. C'est pour cette nuit!... KARLOO. Ah! bénie soit-elle, cette heure de bataille, de déli- vrance et d'oubli ! RYSOOR. Mon brave Karloo!... KARLOO. Ah! tu ne sauras jamais à quel point j'ai soif de dévouement, d'héroïques vertus et de grandes choses! RYSOOR. Eh bien, nous y sommes!... Et toutes nos mesures sont prises? KARLOO. Toutes!... La corporation des tisserands marche avec Bakkerzeel; celle des tanneurs et des brasseurs avec Cornélis; les arquebusiers avec moi!... RYSOOR. Ah! à ce propos, l'huissier du tribunal est allé... KARLOO. Chez moi, oui... pour désarmer... Tu penses bien que je n'ai garde. — Et cet ordre encore nous servira. RYSOOR. Comment? KARLOO, montrant la place. Ces chaînes autour de la Grande-Place arrêteraient la cavalerie du Taciturne! Je compte obtenir, ce soir, la permission de les détendre, en prétextant le trans- port de mes arquebuses. ACTE DEUXIÈME. 63 R Y S 0 0 R . Dans ce cas, tu ne seras pas avec nous, au fossé de Louvain, à dix heures? KARLOO. Qu'importe! vous n'avez que faire de moi!... tandis qu'ici je tiens tous mes hommes en éveil... mes armes prêtes, et le passage libre! RYSOGR. Alors, nous nous retrouverons à la maison de ville. KARLOO. A onze heures, par la porte de Jonas. RYSOGR, allant vers la table, tandis que Karloo va au-dessus d'elle reprendre sa cape et son chapeau. Jonas ! J 0 N A s , descendant. Votre Honneur? RYSOGR. Galèna t'a donné ses instructions? JONAS. Toutes! RYSOOR. Et ce soldat qu'on t'imposait pour camarade? JONAS. Le clairon?... Il est là, au milieu delà Grande-Place, endormi dans la neige! RYSOGR. Ivre?... JONAS. Ivre-mort. RYSOGR. Bien! — maintenant, va-t'en, et silence... surtout devant ta femme!... e4 patrie: JOXAS, gagnant la petite porte du premier plan. La femme d'un carillonneur!... miséricorde! (Montrant sa ian_'ue.) Un battant de cloche!... Il sort laissant la porte ouverte. RYSOOR, à Karloo. Tu pars? KARLOO. Oui, avec Jo las, par le jardin. RYSOOR. Va donc, mon cher Karloo, va! — Ce soir plus que jamais j'ai besoin de presser contre mon cœur un cœur loyal et dévoué comme le tien!... KARLOO, troublé. A ce soir! RYSOOR, remontant vers la fenêtre. A ce soir! KARLOO, près de sortir, à part. O supplice!... Et lui! je puis le fuir encore... Mais moi... où me fuirai-je?... Il sort. RYSOOR, seul, à lui-même. Tu ne douteras pas de mon dévouement, Patrie!... j'ai réglé tes affaires avant les miennes!... SCENE YII RYSOOR, DOLORÈS. DOLORES, rentrant par la grande porte. Maintenant!... (S'arrêtant.) Karloo n'est plus là? RYSOOR. Non, Dolorès, il est parti !... Nos gens se sont retirés. ACTE DEUXIEME. 65 DOLORÈS, gagnant la droite, au-dessous de la table. Vous Tavez ordonné ! RYSOOR. Oui; je souhaitais d'être absolument seul avec vous, pour ce que j"ai à vous dire. Il gagne la gauche plus haut, va fermer les deux battants de la porte, puis redescend. DOLORÈS, inquiète*. A moi?... RYSOOR. Oui. DOLORÈS. De quoi donc s'agit-il? — Vous semblez tout ému. RYSOOR, la regardant avec attention. Dolorès... il s'est passé dans cette maison, pendant mon absence, un fait... Avez-vous entendu dire qu'un homme ait été vu, cette nuit, sortant de votre appar- tement?... DOLORÈS, vivement. De chez moi? Oui!... C'est faux ! RYSOOR. DOLORES, de même. RYSOOR. Non!... le fait n'est pas douteux! — Et il ne s'agit plus, pour votre honneur et pour le mien, que de savoir comment cet homme était là?... DOLORÈS. Eh! que sais-je?... RYSOOR. Cherchons ensemble! • Rysoor, Dolorès. 4. 66 PATRIE! DOLORÈS. Quelqu'une de mes femmes peut-être... RYSOOR. Et comment, parlant à une servante, cet homme lui aurait-il crié : « Ce n'est rien... rentrez chez vous... Madame!... » (Mouvement de Doiorès.) Car Madame a été dit!... DOLORÈS, terrifiée. C'est faux!... RYSOOR. Dit et entendu? DOLORÈS, s'ûubliant. Jamais!... cet Espagnol en a menti!... RYSOOR, éclatant. Et d'où savez-vous que c'est un Espagnol? DOLORÈS, saisie. Ah!... RYSOOR, hors de lui. C'est donc vrai?... misérable femme!... votre amant? DOLORÈS. Monsieur!... RYSOOR. Osez dire que non!... votre amant? DOLORÈS, résolument. Oui! RYSOOR. Ah!... DOLORÈS. Ah! vous me forcez à le dire, Monsieur, je le dis!... RYSOOR. Et sans remords, créature délovale et fausse!... et ACTE DEUXIEME. 07 sans effroi!... et sans honte!... Vous n'avez même pas la pudeur de vous en défendre? DOLORÈS. Dites que je n'en ai pas Tindignité, Monsieur, et ne me reprochez pas la seule probité qui me reste.... celle de l'aveu!... Oui, c"est vrai... je suis coupable. Et sans excuse pour vous, je le sais; ce qui vous permet d"étre sans pitié pour moi! — Tuez-moi donc! vous en avez le droit, et j'y suis prête!... Non, je ne me sauverai pas par de nouveaux mensonges. Non!... je suis à bout de fausseté et d'hypocrisie!... Dieu soit loué!... vous savez tout maintenant... tuez-moi, écrasez-moi. et finissons! RYSOOR, confondu. Et c'est vous qui me parlez de la sorte!... vous!... DOLORÈS. Ah! Monsieur, c'est que vous ne savez pas où j'en suis!... Je vous jure qu'il vient une heure où la mort elle-même est une délivrance... Enfin!... enfin!... je ne serai plus forcée de masquer mes ennuis d'un éternel sourire... de me prêter à vos effusions qui me révol- tent... et de vous grimacer l'amour, où je n'ai que de la haine!.... RYSOOR. De la haine! DOLORÈS. Ah!... c'est encore une de mes joies, tenez, de pou- voir vous le dire! Elle tombe assise sur le siège à droite. RYSOOR. De la haine pour moi?... Ah! indigne, ingrate et lâche que vous êtes!... Il vous était donc bien à charge, cet amour, qui vous a dit, à vous, orpheline et pauvre : « Voici ma fortune... mon rang... mon nom!... 68 PATRIE! prenez... c'est à vous!... » J'ai donc été bien coupable le jour où dans la ruelle la plus obscure du plus affreux quartier de cette ville, je vous arrachai à ce toit misérable, à ce foyer sans feu. à cette table sans pain, à ce lit oîi votre mère agonisait de misère?... Et depuis... vous avez donc trouvé en moi un mari bien chagrin, bien jaloux et bien incommode, pour que cela m'ait valu votre haine? DOLORÈS. Eh! Monsieur!... RYSOOR. Ah ! mon Dieu ! fais donc ton devoir d'honnête homme et de bon mari !... n'aie donc qu'une pensée constante : le bonheur de cette femme... les plaisirs et les désirs de cette femme, en ne lui demandant qu'un peu d'aflec- tion en échange!... et rentre chez toi... imbécile!... voilà ce qui t'accueille!... la faute hautaine, impu- dique et résolue, qui te regarde en face et dit : € Eh bien oui, c'est comme cela!... et puis après?... » et qui, pour un mot de plus, va te prouver que c'est toi qui es coupable! DOLORÈS. Ah I Dieu, oui, c'est vous! Ah!... Vous!... Moi! RYSOOR. DOLORÈS. RYSOOR. DOLORES. C'est vous! — Vos bontés pour moi... Monsieur... mais je les connais bien... voilà dix ans que mon cœur vous les paye en reconnaissance!... Dieu m'est témoin que je suis entrée chez vous honnête fille, et résolue ACTE DEUXIEME. C9 à être honnête femme!... M'y avez-vous aidée?... Jamais!... Vous avez tué ma reconnaissance par l'en- nui!... et ma tendresse par l'indifférence !.-. RYSOOR. Moi! dont l'amour... DOLORES, debout et gagnant la gauche*. Votre amour!... Ah! parlons de votre amour!.. Croyez-vous donc que je ne sache pas qui le possède avant moi... votre amour?... Ah! je la connais, ma rivale!... c'est votre Flandre bien-aimée.... votre Pairie! comme vous dites... La voilà, votre vraie femme, votre maîtresse!... le voilà, votre amour!... Mais moi... allons donc!... RYSOOR. Hélas! il ne vous manque plus que de m'insulter dans la seule croyance qui me reste... DOLORÈS. Mais, de bonne foi. Monsieur, voyons... quelle vie m"avez-vous faite... avec cette folle passion qui vous tient pour ce je ne sais quoi que vous appelez la Liberté?... Elle est donc bien supportable, mon existence à moi, entre vos voyages suspects... vos sorties du soir et vos repas silencieux, où votre regard cherche dans le vide un but mystérieux qui m'échappe?... Et cependant, je suis là, moi, qui me dit : « Il pense à Ellel > — Ah! Monsieur, vous ne les avez pas comptés, mes jours d'ennui et mes nuits de larmes!... vous ne l'avez pas seulement soupçonnée l'horrible solitude d'un cœur ardent qui parle ten- dresse... et à qui l'on répond : « Patriotisme!... » Et qu'est-ce que cela me fait, à moi, que les Pays-Bas soient libres?... Je suis femme!... et ma Patrie à moi, • Dolorès, Rysoor. 70 PATRIE! c'est TAmour! — Si vous aviez fait pour celle-là le quart de ce que vous faites pour Tautre... nous ne serions, ni vous ni moi, où nous en sommes... RYSOOR. Ah ! je ne cherche même pas à vous faire comprendre que ce n'est qu'une seule et même cause!... DOLORÈS. Non, je ne comprendrais pas, je l'avoue!... RYSOOR. Mais vous êtes bien la digne fille de cette race damnée qui nous dévore! — Ah! Espagne maudite! Espagne égoïste et féroce, voilà bien ton sang!... DOLORÈS. Vous avez raison!... Nos deux races ne sont pas faites pour s'unir!... mais pour se déchirer l'une l'autre!... II ne fallait donc pas m'épouserl — Je n'aurais pas, moi, Espagnole, catholique, et qui m'en vante!... un mari flamand!... un mari rebelle!... un mari apostat, renégat et parjure! RYSOOR. Qu'en savez-vous? DOLORÈS. Qu'importe à présent! Finissons-en! Œiie s'assied sur le petit siège devant la table.) Vous étcs le maître et moi l'cs- clave!... Tuez-moi, je vous l'ai dit : je suis prête. RYSOOR. Cela est bon pour les vôtres, de verser le sang des femmes!... Et ce n'est pas ainsi que je vous punirai. DOLORÈS. Alors, Monsieur, que décidez-vous de moi? RYSOOR. Je vous le dirai. Madame, quand je saurai le nom de votre amant... que vous allez me dire! ACTE DEUXIEME. 71 DOLÛRÈS.avec ironie. Ah ! si vous espérez cela de moi !... RYSOOR. Quel est cet homme? DOLORÈS. Vous ne le saurez pas!... RYSOOR. Quel est cet homme?... Vous le direz! DOLORÈS. Non ! RYSOOR, avec violence, la faisant lever et lui tordant la main. Vous le direz!... DOLORÈS, avec un cri de douleur, se dégageant vers la droite*. Vous voyez bien que l'on n'a pas besoin d'être Espa- gnol pour torturer une femme! RYSOOR, abandonnant sa main. C'est vrai... (Se contenant.) Gela est indigne de moi!... D'ailleurs, qu'ai-je besoin de vous?... J"ai de quoi le reconnaître, à cette marque de Gain!... DOLORES, effrayée, à mi-voix. La main!... RYSOOR. La main!... oui, la main, vous l'avez dit!... DOLORÈS, épouvantée. Ah! il sait... il saura qui... et le tuera! RYSOOR. Ah! si je le tuerai!... ah! oui, cela! oui!... Je vous jure bien que je le tuerai !... DOLORÈS, à part. Ah! moi, oui!... mais lui! je t'en empêcherai bien. Neuf heures sonnent dehors à une horloge. ' Rysoor, Dolorès. 72 PATRIE ! RYSOOR, tressaillant. Ah! l'heure!... Il remonte vers la fenêtre. DOLORÈS, à part, le regardant. C'est l'heure du prêche... Il y va. RYSOOR, à lui-même, prenant son épée. Allons! toi d"abord, devoir!... et ma vengeance après!... (Il gagne la gauche, et prêt à sortir, sur le seuil.) A demain, Madame! à demain!... quand votre amant sera mort ! Il sort. DOLORÈS, seule. Mort !... mon Karloo !... — Si je t'en laisse le temps!... Elle remonte vivement, pour reprendre sa mantille sur la chaise. Troisième tableau. Un fossé non loin de la porte de Louvain. A droite, au loni, ea oblique, cette porte et le profil du rempart dominé par les clochers et les maisons de la ville haute. — Sur toute la face, à la hauteur du troi- sième plan, règne la contrescarpe du fossé, à pente raide. Le fossé, praticable sur toute la scène, l'est aussi sur la droite, entre le rempart et la contrescarpe qui fuit obliquement de ce côté. — A gauche, un chemin de ronde, bien en vue du spectateur, permet de descendre du sommet de la contrescarpe dans le fossé. Au premier plan du même côté un moulin ruiné, au pied, des arbustes et des clievaux de frise. A droite une tour dont on ne voit que le sommet. Au fond, la cam- pagne, des moulins, le tout couvert de neige et éclairé par la lune. — Une large fosse est creusée dans la glace du fossé, à droite, en avant de la contrescarpe. SCÈNE PREMIÈRE PREMIER OFFICIER de Guill.\ume dOraxge, DEUXIÈME OFFICIER, Un Soldat. Ils viennent par lo «"hemin de gauche avec précaution et en se baissant pour ne pa être vus du rempart. — Un soldat les suit. DEUXIÈME OFFICIER, en arrière. Gérard, ne voyez-vous rien? ACTE DEUXIEME. 73 PREMIER OFFICIER, se dirigeant vers la droite. Rien!... L'eau du fossé est bien prise, mais il n'y a I ersonne. DEUXIÈME OFFICIER, indiquant une sentinelle, invisible pour le spectateur, derrière la tour. Méfiez-vous de la sentinelle... PREMIER OFFICIER Et prenez garde, vous-même, à ce grand trou creusé dans la glace. DEUXIÈME OFFICIER. Celte lune est détestable pour nous... PREMIER OFFICIER. Patience, voici des nuages!... (Au soldat.) Veille à la contrescarpe!... Le soldat monte sur le chemin de ronde. Une horloge de la ville sonne, DEUXIÈME OFFICIER. Voici l'avant-quart de dix heures qui sonne... PREMIER OFFICIER. L'heure passée... et personne!... DEUXIÈME OFFICIER. II y a là-dessous quelque diablerie! — Chut! ne bougez pas. — On vient... Voici nos gens. PREMIER OFFICIER. Probablement; mais à l'écart, camarade, à l'écart... (Au soldat.) Cours au Prince, toi! Us reculent derrière les arbustes de gauche. Rysoor paraît à droite. T4 PATRIE! SCENE II Les Mêmes, RYSOOR, GALÈNA, JONAS, BAKKERZEEL, CORNÉLIS. Elysoor s'avance le premier, puis descend jusquau milieu de la scène, en faisant signe aux autres de le suivre. Les autres conjurés viennent par le même chemin que lui. RYSOOR, s'avançant seul vers la gauche et regardant la neige du fossé. Voici des traces de pas sur la neige ! — Ils sont venus. Galèna! PREMIER OFFICIER, à l'autre. Ce sont eux... RYSOOR. apercevant les officiers qui sortent de leur abri. Qui va là? DEUXIÈME OFFICIER. Orange!... RYSOOR. Brabant!... Dieu avec vous, camarades!... Il salue ainsi que ses amis. PREMIER et DEUXIÈME OFFICIER, s'avançant, même jeu. Et avec vous, Messieurs! RYSOOR. Monseigneur est là?... PREMIER OFFICIER. Le voici... Le prince dOrange, suivi de deu.x soldats, paraît sur le chemin de gauche. RYSOOR. Oui, c'est lui!... — Galèna, qu'on veille là-bas, de peur de surprise!... ACTE DEUXIEME. ".5 SCÈNE III Les Mêmes, GUILLAUME D'ORAiNGE. GUILLAUME. Rysoor, mon ami, je commençais à craindre qu'il ne vous fût arrivé malheur. RVSOOR. Non, grâce à Dieu!... Monseigneur, voici les princi- paux chefs de l'entreprise; sauf un seul, qui nous sert ailleurs de tout son pouvoir! GUILLAUME*. Messieurs, je serre toutes vos mains amies dans celles du Comte! — Dieu protège notre cause! LES CONJURÉS, saluant. Et qu'il garde Votre Excellence ! GUILLAUME. Maintenant, à l'œuvre : car le temps presse; mais d'abord... ces sentinelles là-haut? RYSOOR. Toutes à nous!... GUILLAUME. Rien à craindre, alors? RYSOOR. Rien, Monseigneur... GUILLAUME. Qu'est-ce que cette fosse? RYSOOR. Un trou creusé dans la glace, pour y jeter les sup pliciés : — les cimetières regorgent! • Rvsoor, Guillaume. 76 patrie: GUILLAUME. Malheureuse ville!... Nous sommes à mi-chem»'" entre la porte de Cologne et celle de Louvain? CORNÉLIS. Oui, Monseigneur : voici la porte de Louvain 1... là-haut 1 GUILLAUME. Bier!.;. BAKKERZEEL. Combien Votre Excellence a-t-elle d'hommes cachés dans le bois de la Cambre? GUILLAUME. Trois mille cavaliers choisis, portant chacun leur fantassin en croupe... Donc, six mille hommes d'élite... RYSOOR. La ville fournira bien douze mille combattants!... Nous sommes en nombre! GUILLAUME. Oui, mais il faut que mes hommes puissent entrer!... RYSOOR. Ils entreront, Monseigneur. Tout ce qui garde la porte de Louvain est à notre dévotion, comme les sentinelles de ce rempart. GUILLAUME, avec joie. Tu as fait cela, Rysoor?... RYSOOR. Non pas moi, mais Bakkerzeel et Galèna, pendant mon absence! GUILLAUME. Vive Dieuî... Messieur3| c'est un coup de maître!... ACTE DEUXIEME. 77 RYSOOR. Ce sont tous lansquenets allemands, luthériens et calvinistes, menacés comme tels d"ètre licenciés par le duc d'Albe, et que cette crainte a jetés dans nos bras. GUILLAUME. Bien!... Ils ouvriront donc la porte?... CORNÉLIS. Au signal du beffroi. GUILLAUME. Qui sera donné? JONAS*. Par moi, Monseigneur! GUILLAUME. Jonas?... JONAS. Monseigneur me reconnaît?... GUILLAUME. Parbleu! oui, mon brave sonneur! RYSOOR. A minuit donc, Jonas lance la grosse cloche à toute volée!... Le pont-levis s'abaisse, et vos six mille hommes sont dans la place!... Tous nos amis s'élan- cent par les rues, en criant : « Aux armes! » Galèna court au Palais, Bakkerzeel occupe les Jacobins... moi, l'hôtel de ville... Dix mille combattants sortis de l'ombre fondent sur les Espagnols, et M. le duc d'Albe est bâillonné, avant qu'il ait eu le temps de chausser l'éperon!... GUILLAUME. Bien!... mais il faut tout prévoir!... La cause la plus • Guillaume, Jonas, Rysoor. 78 PATRIE! inattendue a souvent déjoué les meilleurs calculs! — La partie peut dans une heure vous sembler compro- mise. RYSOOR. Dans ce cas, Monseigneur. Jonas, au lieu de vous crier avec sa cloche : « Arrivez I » vous criera : e Sauvez- vous I... » GUILLAUME. Alors, un autre signal? RYSOOR. Oui. — Si tout va bien, la grosse cloche... J G N A s , avec ûerté. Roland!... RYSOOR. ... Roland!... sonnera l'appel à toute volée, comme aux jours de fètel... GUILLAUME. Et en cas de désastre?... RYSOOR. Elle sonnera le glas des morts, qui, dans cette ville en deuil, est toujours de saison!... GUILLAUME. L'appel pour entrer!... le glas pour la retraite... Rien!... Lheure sonne au loin, répétée par d'autres horloges. RYSOOR. Voici dix heures qui sonnent à Sainte-Gudule. — En se mettant en marche à onze heures, vos hommes pourront venir sans bruit jusqu'à mille i)as du rem- part et se trouver juste à point pour le signal... GUILLAUME. Encore un mot... A quoi reconnaître nos partisans dans les rues?... ACTE DEUXIEME. 75 RYSOOR, montrant une cravate blanche à la garde de son épéo. A cette écharpe blanche, Monseigneur, que nous aurons tous à l'épée, ou au chapeau!... GUILLAUME. Tout cela, Rysoor, me paraît sage et bien conçu!... Et maintenant, Messieurs, je ne suis pas l'homme des vaines paroles!... Je ne vous rappellerai pas où en est notre malheureuse Patrie!... Vous le savez, hélas!... aussi bien que moi!... Ceci est un coup désespéré!... Une imprudence peut tout perdre!... Au nom du ciel, mes amis... pas un oubli!... pas une légèreté!... pas un mot inutile... surtout aux femmes!... Rentrez en vos logis, éteignez vos lumières, cachez bien vos armes... et que la ville dorme ce soir d'un sommeil plus profond qu'à l'ordinaire... Là-dessus, mes amis, séparons-nous... A tout à l'heure!... Et que Dieu nous aide seulement un peu!... vous et moi, nous nous chargeons du reste!... RYSOOR. A tout à l'heure, Monseigneur! GALÈNA, désignant la gauche. Silence!... une patrouille! RYSOOR. De quel côté?... GALÈNA. Sur la contrescarpe!... RYSOOR, inquiet. Ah!... comment est-elle là? Jonas primpe sur le talus. BAKKERZEEL. C'est la ronde de la porte de Cologne, qui pousse jusqu'ici. 80 PATRIE! GUILLAUME. Baissez la tète, MessieursI... et pas un mot... (a Jonas.) Elle vient? JONAS, couché sur le talus. Oui. Monseigneur... CORNE LIS, qui surveille la droite, vivement. Et en voici une autre là-bas, qui vient à nous, longeant les murs! GALÈNA. Nous voilà pris entre deux feux! RYSOOR, indiquant la gauche. Allons. Messieurs, le fer au poing... Et chargeons de ce côté. Il tire lépée, les conjurés font comme lui, prêts à fondre sur la patrouille. GUILLAUME, vivement. Folie!... c'est tout compromettre!... RYSOOR. Mais nous sommes bloqués dans ce fossé? GUILLAUME. Du sang-froid, Rysoor, du sang-froid! (Au premier officier.) Gérard! — Mes Islandais, vite:... Derrière ces murs, Messieurs!... Et laissez faire mes Gueux de mer, qui ont la pratique de ces choses: D se réfugie à gauche, avec des ofnciers sous le moulin, R3'soor et les conjurés à droite à l'ombre de la tour. Les Gueux de mer. sortis des taillis à gauche, s'élancent sur la scène où ils se blottissent à l'abri du talus, tandis que sur le haut du chemin, paraît une patrouille de six Lommes ACTE DEUXIÉiME. 81 SCENE lY Les Mêmes, cachés; un Officier, une Patrouille ESPAGNOLE, LES GUEUX. Les Espagnols descendent sur la scène, gagnant le milieu pour tourner le fossé qui leur barre le passage. A un signal qui ressemble au cri d'une chouette, tous les Gueux de mer s'élancent à la fois sur eux. Deux hommes pour chaque soldat. L'un lui jette au cou un lasso, l'autre le désarme en un clin d'œil. — Les soldats, surpris et étranglés, se débat- tent. Bataille sourde avec des cris de rage étouffés. Les conjurés sor- tent de l'ombre pour prêter main -forte aux Islandais, qui, ayant étranglé tous les soldats, les jettent dans la fosse ouverte. Les uns grimpent sur la contrescarpe, et font dégringoler sur eux toute la neige amassée sur le talus ; les autres lestement comblent le trou, en piétinant dessus, tandis que les deux soldats ramassent les armes tombées. RYSOOR. C'est fait. Les Gueux se sauvent en courant et démasquent le trou tout comblé. Il n'y a plus trace de la patrouille ensevelie. GUILLAUME, remontant le sentier. A minuit, Messieurs! et bon courage... RYSOOR. Vite, Monseigneur!... voici l'autre patrouille!... Guillaume et ses ofliciers disparaissent vivement parle chemin de ronde. Rysoor et ses amis se blottissent derrière la muraille. La patrouille apparaît alors à droite, traverse la scène en pleine lumière de lune, passe tranquillement sur la neige qui recouvre ses camarades, et remonte par le chemin du talus. Au moment où elle arrive en haut do la contrescarpe, Rysoor et les conjurés sortent de leur abri, avec précaution, — courbés, surveillent les solJats qui s'éloignent, — tandis que sonnent les carillons de la ville. JONAS, sur la fosse. Il y manque mon clairon! Ils disparaissent derrière la tour. 5. ACTE TROISIEME Quatrième tableau. Le cabinet du duc d'Albe, au palais du gouvernement. Chambre haut voûtée et d'un caractère très riche, mais très sombre. — A droite, au premier plan, une porte d'appartement. — En avant, du même côté, un fauteuil. — Au deuxième plan, une grande cheminée flamande, sur- montée d'un portrait du roi Philippe II. La pièce se prolonge de face, plus étroite, avec une porte latérale à droite et au fond une fenêtre donnant sur la ville. — Deuxième plan, porte d'entrée à gauche. Deux tables e-arnies de tapis de velours aux écussons d'Autriche : l'une à gauche, au premier plan : l'autre à droite en oblique près de la che- minée. — Le duc d'Albe, assis dans un grand fauteuil au coin du feu, et tout éclairé par la flamme rouge du foyer, réfléchit, le coude sur cette table, en regardant les tisons. Yargas et Delrio, assis à la table de pauche. dépouillent la correspondance. Au fond, maître Charles, bour- reau de la ville, et La Trémoïlîe, qui. assis près d'un guéridon, lit à la clarté d'un flambeau d'argent à deux branches. — La pièce est éclairée par des torchères aux armes d'Autriche, avec gros cierges de cire jaune. — A gauche de la table du duc, un siège sans dossier. SCÈNE PREMIERE LE DUC DALBE, VARGAS, DELRIO, MAITRE CHARLES, LA TRÊMOILLE. LA TREMOILLE . Il se lève, son livre à la main, et descend vers la gauche. Délicieux intérieur! (A vargas, à mi-voix.) Dites-moi, Messieurs! V.\RG.A5. Monsieur le Marquis. • Delrio, Yargas, La TrémoïIle. le Duc. ACTE TROISIÈME. 83 LA TRÉMOÏLLE. Est-ce que monsieur le Duc est tous les soirs d'uue humeur aussi folâtre? DELRIO, bas. Non, monsieur le Marquis, c'est la santé de doua Ral'aële qui le rend soucieux à ce point. YARGAS, de même. Dona Rafaële a dû quitter la table tout à Iheure, après un accès de toux effroyable; et son médecin, maître Alberti, vient de s'entretenir avec Son Excel- lence, très gravement, je suppose. LA TRÉMOÏLLE. Pauvre enfant!... DELRIO. 11 serait question de faire partir la senora pour l'Espagne. Maître Alberti prétend que ce climat des Flandres la tue; qu'il lui faut le ciel bleu et la vie tiède et parfumée de l'Andalousie ; et que, dans ce pays humide, elle n'ira pas jusqu'aux premiers soleils d'avril. VARGAS. Terrible déchirement que cette séparation pour mon- sieur le Duc, qui n'aime rien tant au monde que cette enfant-là! DELRIO. Ce n'est pas non plus la place d'une jeune fille que cette ville de guerre. Un huissier entre sur la pointe du pied, et parle bas à Delrio et à Vargas, tandis que la Trémoïlle va s'asseoir dans le fauteuil à droit® continuant sa lecture. DELRIO se lève doucement, traverse la scène et dit au Duc à demi-voix. Monseigneur, le courrier d'Espagne est là. 84 PATRIE! ALBE. Ah! des nouvelles du Roi!... Qu'il entre. (Le courrier entre doucement comme Thuissier, s'incline profondément et tire d'un petit sac de cuir les dépêches, qu'il dépose dans un plateau d'argent sur la table.) Vous avez lait diligence, Ferez! LE COURRIER. Quinze jours seulement, Monseigneur, par ces neiges !... Et encore faut-il éviter toutes ces bandes de rebelles qui tiennent partout la campagne. ALBE. Allez vous reposer... Vous repartirez demain. iLe courrier sort avec l'huissier. Albe ouvre le paquet.) Une lettre pour vous, Vargas, de la propre main de Sa Majesté... VaRGAS, allant au Duc et prenant la lettre respectueusement. Le Roi est trop bon. ALBE. Et une pour vous également. Delrio. DELRîO, même jeu, baisant le cachet avec componction. Que Dieu garde le Roi ! 'Vargas descend vers la table où il prend des ciseaux avec lesquels il coupe la soie du cachet et il lit la lettre à lavant-scène, tandis que Delrio va au guéridon du fond, et y décachette sa lettre de la même façon que Vargas. VARGAS, lisant tout bas. € Seigneur Vargas, vos rapports me sont fort pré- ciou.x : continuez à me tenir secrètement au courant de tout ce que vous savez de monsieur le Duc, et brûlez celte lettre avec soin! — Dieu avec vous!... Philippe... — Je me méfie beaucoup de Delrio. Surveillez-le!... * Il gagne la gauche tout en lisant et revient à sa place en tournant la table. DELRIO, descendant au milieu delà scène, enlisant. € Seigneur Delrio, merci de vos bons renseigne- ACTE TROISIÉxME. 85 ments. Continuez à me mander secrètement tout ce que vous savez de monsieur le Duc, et brûlez cette lettre! — Dieu avec vous!... Philippe. — Je me méfie singulièrement de Vargas. Ne le perdez pas de vue » Morne jeu que Vargas pour regagner sa place. VARGAS, le saluant avant de s'asseoir. Mes compliments! DELRIO, de même. Les miens ! ALBE. Messieurs, voici un post-scriptum du Roi qui est pour tous... « Monsieur mon fils, don Carlos, est mort subitement dans la nuit de Noël! » VARGAS et DELRIO. L'infant?... ALBE, continuant. « ... J'avais oublié de vous le mander... » LA TREMOÏLLE, à part, toujours à sa lecture. Depuis trois mois... Excellent père!... ALBE, continuant. c ... Ce malheureux fils m'a causé tant de tourments, que je ne sais vraiment si nous devons nous atlliger de sa fin, ou nous en réjouir!... » Messieurs, nous nous associerons à la douleur du Roi en prenant tous le deuil. DELRIO. Certes, Monseigneur!... II se rassied ainsi que Vargas. LA TREMOÏLLE, à lui-même. Avec plaisir. ALBE. Ah ! vous êtes toujours là, monsieur le Marquis? 86 PATRIE! LA TRÉMOÏLLE. Votre Excellence m'ayant donné son palais pour prison, en attendant qu'il lui plaise de me congédier, je lis. pour me distraire, les campagnes de l'empereur Charles-Quint. ALBE, railleur. Un grand monarque, monsieur le Marquis... Vos Français en savent quelque chose... LA TRÉMOÏLLE. Un grand mangeur surtout, monsieur le Duc. J"ai eu l'honneur de dîner avec Sa Majesté au couvent de Saint-Just, et je suis encore épouvanté de tout ce qu'elle a englouti devant moi. Tudieu! un appétit!... ALBE. Impérieux!... LA TRÉMOÏLLE. Impérial!... ALDE. Les grands rois sont grands en toute chose. LA TRÉMOÏLLE. Ah! le roi Philippe n'a pas la capacité de monsieur son père... ALBE, se mordant les lèvres. Xous avons taxé votre rançon, monsieur le Mar- quis?... LA TRÉMOÏLLE. A cent mille écus, monsieur le Duc! ALBE. C'est pour rien!... Les Français ont tant d'esprit, qu'on devrait toujours les taxer double. LA TRÉMOÏLLE, tranquillement. Oh! en fait d'esprit, monsieur le Duc, je paierais ACTE TFxOISIEME. 87 bien trois cent mille écus, que vos Espagnols n'en seraient pas plus riches! ALBE, violemment. Maître Charles! Mouvement de tous, le bourreau fait un pas en avant, Deirio et Yargas relèvent la tête, la Trénioille regarde tranquillement le duc qui s6 contient. ALBE, au bourreau. ... Que me disiez-vous tout à l'heure? CHARLES. Je prenais la liberté de dire à Votre Excellence que mes aides sollicitent la double paye, eu égard à la terrible besogne qu'on leur taille. ALBE. Soit! — Et puis?... CHARLES. Et puis que nous manquons de cordes!... ALBE. Vargasi... Un mot à Rincon pour que vingt soldats de sa compagnie passent la nuit à tresser du chanvre... Ensuite? CHARLES. Ensuite, monsieur le Duc, quand c'est fini... nous ne savons plus où enterrer tout ce monde-là... ALBE. J'ai commandé que l'on creusât à chaque porte de grands trous dans la glace des fossés. VARGAS. C'est déjà fait, Monseigneur, à la porte d'Anderleke et à celle de Louvain. ALBE. Vous entendez, maître Charles?... 88 PATRIE! CHARLES. Oui, Monseigneur. ALBE. Après?... CHARLES. C'est tout!... (Albe frappe sur le timbre.) A moinS que Monseigneur n'ait quelque occupation à me donner pour la nuit. ALBE. C'est possible ; restez ! (il se lève. Un valet paraît à droite.) Domingo, voyez si doiïa Rafaële repose. (Domingo sort par où il est entré.) Comment la ville ce soir... Delrio?... Delrio et Vargas le voyant debout se lèvent, il leur fait signe de se rasseoir. DELRIO. Mais, Monseigneur, très bien... Un joli mardi gras... de lentrain, du mouvement, et néanmoins beaucoup d'ordre... C'est très satisfaisant. ALBE, descendant devant la table. Je suis sorti un instant après l'Angélus, et la ville basse m"a paru bien sombre. DELRIO. Monseigneur sait que ces Flamands manquent d'expansion : ce n'est pas la gaieté espagnole, si tapa- geuse!... Non!... le Flamand s'amuse en dedans!... rien à la surface... ALBE. Je n'ai pas rencontré un seul masque sur mon passage. Il va vers la fenêtre du fond. LA TRÉMOÏLLE. Ah! nous en avons pourtant vu un tantôt, ces mes- ACTE TROISIEME. 89 sieurs et moi, bras dessus bras dessous avec un clairon. Ah! le gaillard!... s'amusait-il! ALBE, ouvrant la fenêtre. Voyez cette ville endormie!... pas une lumière!... sur la place, pas un cri! YARGAS. C'est qu'elle est tranquille... ALBE. Trop!... Je n'aime pas Teau qui dort! — D où vient que cette brasserie là-bas n'est pas ouverte comme à l'ordinaire?... DEI.RIO. Ah! la brasserie, Monseigneur!... nous ne sommes pas très satisfaits de MM. les brasseurs... VARGAS. Ni des boulangers... DELRIO. Ni des bouchers non plus... ALBE. Qu'est-ce à dire?... VARGAS. Il faut bien avouer à Votre Excellence que, ce matin encore, dix-huit brasseurs, boulangers et bouchers, des plus gros, ont refusé d'ouvrir boutique et de faire l'étalage!... ALBE. Dix-huit?... VARGAS. Pas moins!... ALBE. Et vous n'avez pas contraint cette engeance à faire son devoir. 90 PATRIE! DELRIO. Pardon, Monseigneur!... Nous leur avons donné jusqu'à midi pour se raviser : et, comme ils s'obsti- naient, nous les avons coffrés aux Jacobins. LA TRÉMOÏLLE, à lui-même. Cela ne doit pas donner plus d'élan à leur commerce! ALBE, descendant. Ah! oui-dà!... De la rébellion chez MM. les mar- chands! DELRIO. Ah! Monseigneur!... c'est ce malheureux dixième denier!... VARGAS. Depuis que Votre Excellence a frappé d'une taxe de dix pour cent toute vente de denrées, marchandises et objets mobiliers... DELRIO. Les clameurs du négoce!... Son irritation! En vérité?... VARGAS. ALDE. DELRIO. Ce peuple de commerçants est si chatouilleux sur ses intérêts matériels! ALBE. Eh bien, par saint Jacques! il ne l'est pas assez delà gorge!... Maître Charles, vous allez préparer dix-huit de vos cordes neuves, et je veux qu'à laube, ces dix-huit coquins se balancent au seuil de leurs bou- tiques!... vous m'entendez bien!... à leurs propres enseignes!... Allez, maintenant!... Voilà de quoi vous occuper cette nuit... ACTE TROISIEME. 91 LA TRÉMÛÏLLE, à lui-même. Ce n'est pas encore cela qui donnera le coup de Ibucl aux affaires. ALBE, à Domingo qui reparaît. Eh bien? DOMINGO. Doiîa Rafaële remercie Votre Excellence et désire lui souhaiter la bonne nuit, avant de s'endormir... ALBE. Chère enfant! Bien! J"y vais! — Les nouvelles de Hollande, Messieurs, en trois mots?... DELRIO, des lettres à la main. Toutes bonnes, Monseigneur! Amsterdam tran- quille!... tout le pays plat inondé... Mais peu nous importe. ALBE. Et le prince d'Orange? DELRIO. Aux rapports d'espions, le quinze du courant, le Prince était aux environs de Leyde. ALBE. Bon, cela! Il se dirige vers la droite, VARGAS, regardant ses notes. Non, pardon!... aux environs de Mons! Le Duc s'arrête. DELRIO, lui montrant un papier. Non, de Leyde. VARGAS se lève. De Mons, voici mon rapport 92 PATRIE DELRIO, de même. Voici le mien. ALBE, avec colère. Par saint Jacques!... nos espions trahissent!... Se moque-t-on de moi? VARGAS, montrant une lettre. M. le comte de Nassau... ALBE. arrachant violemment le papier, qu'il froisse et jette au loin. Je me soucie bien du comte de Nassau !... Je ne ferai de lui qu'une bouchée!... — Parla mort Dieu!... Messieurs, je vous donne une heure pour savoir où est Orange!... Cest lui que je redoute, et lui seul!... SCENE II Les Mêmes, NOIRCARMES. NOIRCARMES, entré par la gauche aux derniers motS; Alors, que Votre Excellence se rassure!... Le Prince n'est plus à craindre!... ALBE. Comment? NOIRCARMES. Nouvelles fraîches et sûres. Il a repassé le Rhin, dimanche dernier, à Strasbourg, avec trois cents hommes!... toutes ses troupes révoltées, faute dt solde, dispersées, évanouies!... ALBE. Et cela vous vient? NOIRCARMES. De l'ambassadeur de France, qui souhaite le bonsoir à Votre Excellence. ACTE TROISIÈME. 93 ALBE. A la bonne heure! Vive-Dieu! voilà des nouvelles!... et cela me rafraîchit le sang! — Messieurs, vos papiers, que je les signe! (Vargas avance sa chaise où le duc d'Albe s'assied pour signer les papiers qu'on lui présente.) Et rien de suspect, ce soir? NOIRCARMES. Absolument rien, Monseigneur... La ville dort!... ALBE, se levant. Allons, Messieurs, je crois décidément que nous pouvons faire comme elle! Mettez tous ces papiers en ordre, et allons nous reposer, (a la Trémoïile.) Monsieur le Marquis, votre appartement est près du mien... et... SCENE III Les MÊMES, RAFAÈLE, une Religieuse et UNE Suivante. ALBE, allant à elle tendrement et la prenant dans ses bras. Ah! chère enfant! Eh bien?... RAFAËLE, soutenue par ses femmes. Cela va mieux. ALBE, aux femmes. Le fauteuil!... — Cette affreuse toux?... RAFAËLE, tandis que la TrémoïUe devance les suivantes et fait descendre le fauteuil *. C'est un peu moins fort... Elle tousse. ALBE. Assieds-toi!... (il la fait asseoir dans le fauteuil). Et ceS cruelles douleurs, là? * Albe, Rafaële, La TrémoïUe. 04 PATRIE! RAF AELE, souriant tristement. Toujours! ALBE. Maître Alberti m'a pourtant promis qu'il te ferait dormir! RAFAËLE. Oh! je dormirai!... ALBE. Noircarmes, la fenêtre!... il vient un air glacé. Il morite vers la fenêtre que Noircarmes terme. Peudaaî oe temps la Trémoïlle dépose un coussin sous les pieds de Rataëie. RAFAËLE. Merci, Monsieur. ALBE, redescendant. Merci. Marquis!... (il prend la main de sa fille.) De la fièvre toujours!... et des mains si brûlantes!... Rinoû entre sur la pointe du pied et parle à Noircarmes. RAFAËLE. J'ai tant souffert tout à l'heure! — Mais, à prcsciit, je t'assure que cela va mieux! ALBE, baisant ses mains avec amour. Ah! douce et belle enfant!... Ma chère tendresse... Noircarmes, Vargas, Delrio, à qui Rincon vient de parler, hésitent, puis Noircarmes se décide. NOIRCARMES, timidement. Monseigneur!.. ALBE. Quoi? qu'est-ce? — Je n'ai plus besoin de vous, allez! NOIRCARMES. Je demande pardon à Votre Excellence; mais c'est une chose assez grave... ACTE TROISIÈME. 95 ALBE, impatienté. Toujours! Jamais le temps ni le droit d'être père !... Voyons, quoi? NOIRCARMES. C'est un capitaine de la milice bourgeoise... ALBE. Il n'y a plus de milice bourgeoise! NOIRCARMES. Précisément; Monseigneur... Ce jeune homme com- mandait la compagnie des arquebusiers de la ville, et nous lui avons donné, tantôt, un ordre qu'il ne peut exécuter qu'avec l'agrément de Votre Excellence... ALBE. Allons, qu'il entre!... et, pour Dieu, finissons! SCENE IV Les MÊMES, KARLOO*. RINCON. Entrez, Capitaine. RAFAËLE, à part. Lui! ALBE, avec hauteur. Et d'abord, Monsieur, je vous trouve bien osé de paraître devant moi, l'épée au côté. KARLOO. Monsieur le Duc, je suis capitaine! • Deirio, Vargas, Karloo, Albe, Rafaële. Au fond, Rincon, près de la porte; Noircarmes. près de la table du duc. La Trémoïlle devant la cheminée; la religieuse et la suivante devant la porte. 96 PATRIE! ALBE, de même. Vous ne l'êtes plus!... puisque la garde bourgeoise est dissoute. — Votre épée, Monsieur. Karloo, sans répondre, remet son épée à Noircarmes, qui la donne à Rincon, qui la dépose sur la table de gauche. RAFAÈLE, au Duc, en lui prenant la main. Mon père, je vous en prie, ne vous emportez pas; cela me fait mal, de vous entendre. ALBE. Oui, mon enfant, oui... (Plus doucement, à Karloo.) Mon- sieur, que demandez-vous?... KARLOO. Monsieur le Duc, M. le Grand Prévôt m'a commandé, cette après-midi, d'avoir à ramasser dans la nuit toutes les armes de ma compagnie, au poste de l'hôtel de ville... et cela sous peine de mort... Mouvement de Rafaële, qui tient toujours la main de son père, tressaillant. ALBE. Eh bien? KARLOO. Eh bien, monsieur le Duc, je suis prêt à obéir, mais que l'on m'en fournisse les moyens. Il m'est absolu- ment impossible de faire charrier huit cents cuirasses, arquebuses, casques... avec ces chaînes qui me barrent le passage jusqu'au Grand-Marché... ALBE. Allons donc!... RAFAËLE. C'est pourtant bien juste, mon père, ce qu'il dit là... .•\LBE, adouci. Taisez-vous, enfant! x Karloo.) Et vous, demandez?... ACTE TROISIÈME. 97 KARLOO. Que les chaînes, monsieur le Duc, soient retirées cette nuit à tous les abords de l'hôtel de ville... ALBE. Et si je reluse?... KARLOO. Alors, que Votre Excellence ne me demande plus mes armes, et qu'elle prenne tout de suite ma tête!... c'est plus simple. RAF AELE, à son père. Il a raison, mon pèrel ALBE. Noircarmes, voyez-vous quelque difficulté à ce que l'on demande? NOIRCARMES. Mais non, Monseigneur, — pour une nuit.... ALBE. Eh bien, soit, et laissez-moi I Karloo salue et va pour sortir. RAFAELE, vivement, à mi-voix. Mon père, pas encore... ALBE, haut. Attendez !... (a Rafaëie.) Quoi donc?... RAFAËLE. Je VOUS en prie, rendez-lui son épée : Rien n'est humiliant pour un soldat, comme d'être désarmé. ALBE. Petite folle. Un soldat de la milice qui ne sait pas seulement s'en servir I RAFAËLE. Oh! que si 1 98 PATRIE! ALBE. Qu'en sais-tu? RAFAtLE. C'est que je l'ai vu à l'œuvre. ALBE. Où donc? RAFAËLE. Ce jour OÙ je suis allée au couvent de Groenendaal, vous savez, mon père,... où l'on m'a insultée, en me jetant des pierres? ALBE. Oui. les bandits! RAFAËLE. Celui qui m'a si bien défendue... ALBE. C'est lui? RAFAÉLE. C'est lui! ALBE. Ah! vive-Dieu! que ne le disais-tu!... à la bonne heure! (Haut, très gracieusement.) Capitaine, approchcz, je vous prie. (Karloo redescend.) Voici une dame qui, à ce que j'apprends, vous a quelque obligation. KARLOO. Monsieur le Duc, je n'ai fait que mon devoir, qui est de protéger toute femme insultée. RAFAËLE. Et moi, seigneur Karloo, je fais mon devoir de femme, qui est de m'en souvenir. ALBE. Karloo!... mais je connais ce nom-là... Capitaine, n'étiez-vous pas à Gravelines? ACTE TROISIÈME. 99 K A R L 0 0 . Oui, monsieur le Duc, et à Saint-Quentin, porte- étendard de M. le comte d'Egmont. ALBE. Ah!... enfin soit!... On ne prive pas un homme, sei- gneur Karloo, d'une épée dont il fait si bon usage!... Vous pouvez la reprendre. RAFAËLE, serrant la main de son père, joyeusement. Bien, cela! KARLOO. Pardon, monsieur le Duc, la reprendre... à quel titre? ALBE. A titre de lieutenant de mes gardes, dont Noircarmcs vous expédiera demain le brevet *. RAFAËLE, joyeusement. Ah! bien, bien! ALBE, à sa fille. Tu es contente? RAFAËLE, de même Oh! oui. KARLOO. Monsieur le Duc, je ne puis pas reprendre mon épée. ALBE, surpris. Plaît-il, Monsieur?... KARLOO. Je suis Flamand; et, comme tel, je ne puis servir dans l'armée du Roi! ALBE. Vous y avez bien servi sous les ordres de M. d'Eg- mont? * Rafaële, Albe. BIBLIOTHECA lûO PATRIE! KARLOO. Contre les Français, Monseigneur; mais contre les miens, jamais! ALBE. Par Dieu! voici de l'audace!... RAFAËL E, l'apaisant et le contenant pendant tout ce qui suit. Mon père!... KARLOO, prenant son épée sur la table. Votre Excellence n'a pas bien regardé mon épée!... C'est une arme rustique et simple!... Pour veiller sur la ville endormie... pour défendre la patrie menacée... pour protéger les vieillards, les enfants et les femmes... elle s'élance elle-même du fourreau et fait joyeusement au soleil sa loyale besogne!... Mais, s'il fallait rivaliser avec le glaive du bourreau, et, dans les villes en feu, donner le signal du massacre et du pillage... je la con- nais, monsieur le Duc; elle me percerait plutôt le cœur!... Nous sommes trop bons Flamands, elle et moi!... Nous n'entendons rien aux habitudes espa- gnoles! Il repose son épée sur la table. Mouvement de tous. ALDE, furieux, s'élançant au-dessus du fauteuil. No ire armes!... RAFAËLE, vivement debout, se jetant dans ses bras'. Mon père!... Tous s'arrêtent. ALDE, se contenant, après un silence. Rendez grâce. Monsieur, au service rendu!... car, par le ciel, un autre n'en sortirait pas à si bon compte... Retirez-vous!... Karloo salue dona Rafaële et remonte pour sortir. • Albe, Rafaële. Et les chaînes. Monseigneur? ACTE TROISIEME. 101 NOIRCARMES. Karloo s'arrête sur le seuil. ALBE. C'est dit! — Supprimez-les!... Karloo sort. RAF AELE, épuisée, tandis que Karloo se retire Ahl... quel malheur! SCÈNE V Les Mêmes, moins KARLOO. ALBE, à Rafaële, qui pleure dans ses bras. Voyez ce que vous m'attirez, Rafaële, avec vos caprices d'enfant gâtée! RAFAËLE. Hélas! j'aurais été si heureuse d'en voir au moins un qui fût avec nous!... celui-là surtout... ALBE. Mon enfant ! rafaële, désespérée et sanglotant. Ah! c'est fini!... Personne ne nous aimera jamais, ALBE. Rafaële... ma fille!... Voyons, du calme! RAFAËLE, de même, à ses femmes. Emmenez-moi... Emmenez-moi!... ALBE, effrayé. Le médecin, vite!... (Les femmes accourent. La Trémoille ouvre la porte, et sort avec elles, et Rafaële, au moment où Miguel parait au fond, entré par la porte latérale qu'il laisse ouverte.) Allez vous reposer, Messieurs, allez!... moi, je veil- lerai!... Bonsoir. Il va pour suivre sa fille. 6. 102 PATRIE! SCÈNE VI Les Mêmes, moins RAFAËLE, MIGUEL. NO IRC ARM ES, à qui Miguel vient de parler bas. Monseigneur, un mot encore. ALBE. Oh! rien, rien! Qu'on me laissai VARGAS. Cela est de telle importance! ALBE. Pas plus que la santé de ma fille. NOIRCARMES. Monseigneur, de grâce! VARGAS. Une femme est là, qui veut à tout prix parler à Votre Excellence. ALBE, brutalement. Pourquoi? NOIRCARMES. Mais, à Tentendre... il y va d'intérêts si pressants! ALBE. Allons, quelque folle!... A demain!... TOUS TROIS, insistant. Monseigneur!... ALBE, hors de lui. Demain, vous dis-je, demain!... Il va pour sortir. ACTE TROISIEME. 103 SCÈNE YII Les Mêmes, DOLORÈS. DOLORÈS, entrée aux derniers mots*. Demain, Monseigneur!... Êtes-vous sûr de le voir, ce demain-là?... Aibe redescend et la regarde. ALBE. C'est cette femme?... DOLORÈS. Oui, c'est cette femme, oui!... qui vous conjure, monsieur le Duc!... qui vous adjure de l'entendre!.. ALBE. Prenez garde, Madame... S'il s'agit de quelque folie de femme!... vous feriez mieux de sortir!... car, par le Dieu vivant, il y va de votre tète. DOLORÈS. Et vous, Monseigneur, vous feriez mieux de m'écou- ter!... car, par le même Dieu, il y va de la vôtre!... ALBEj froidement. C'est bien!... A l'écart, Messieurs, et venez au premier appel!... Vargas, Noircarmes, Delrio sortent par la gauche : Miguel par la porte de fond tandis que Albe va fermer celle de droite. • Delrio, Vargas, Noircarmes, Dolorès, Albe, Miguel au foirl. 104 PATRIE! SCÈNE YIU ALBE, DOLORÉS. ALBE ". Maintenant, Madame, en trois mots, qui vous amène?.,. DOLORES, égarée, pâle. En trois mots, Monseigneur, il y a dans cette ville un homme que je hais... Cet homme, ce soir, a menacé de me tuer... pis que cela... de tuer un autre homme que j'aime!... mon amant!... Et, en trois mots, voilà ce qui m'amène. ALBE. Et que m'importe cette histoire? DOLORÈS, avec force. Ah! il m'importe à moi!... C'est bien assez étrange, de me voir faire là ce que je fais; laissez-moi parler!... ALBE. Mais!... DOLORÈS, de même. Mais, Seigneur Dieu, laissez-moi donc parler!... Croyez-vous que j'aie la tète à moi !... Et ne voyez-vous pas que, si la raison me revient, je ne dis rien!... vous ne savez rien!... Profitez donc de ma folie qui vous sauve!... .\LBE, surpris et intéressé, s'asseyant sur le tabouret. Continuez, Madame!... Alors? DOLORÈS. Alors, où en étais-je?... Je ne sais plus... Ah! oui! Il m'a donc menacée, cet homme... puis il est sorti, et je me suis dit ; « Il doit aller au prêche. » • Doiorès, Albe. ACTE TROISIEME. 105 ALBE. Au prêche en cette ville?... DOLORÈS. Oui. dans cette ville, oui!... Ah! vous croyez, mon- sieur le Duc, parce que vous avez des soldats plein les rues, que l'on ne brave pas vos édits dans Tombre!... Je vous atteste, moi, qu'ils sont dix mille hérétiques, qui se rassemblent la nuit, dans les caves, sur les toits, dans les murs... pour prier Dieu et vous maudire à leur mode!... Je me dis donc : « Ah! tu vas au prêche, toi!... et tu veux me le tuer! — Eh bien, non, tu ne le tueras pas!... car j'irai plus vite que toi, et je frap- perai, avant que tu ne frappes!... » ALBE. Bien, cela! DOLORÈS. Non! ce n"est pas bien!... c'est infâme, je le sais... Mais c'est une affaire entre le Ciel et moi!... Que je sauve d'abord mon amant!... Je compterai plus tard avec Dieu! ALBE. Donc, vous le suivez par les rues, cet homme? DOLORÈS. Des rues sombres!... Et, sauf les patrouilles de vos soldats ivres... une ville morte!... Il va!... je vais!... II court!... je cours!... Cela nous mène à la porte de Louvain... où des ombres s'agitent, s'accostent, se séparent... et tout, à la fin, s'engouffre et disparaît dans une sorte de ruelle sombre, qui va sous terre... ALBE. Alors?... DOLORÈS. Je laisse tout passer devant moi... Puis je veux des- 106 PATRIE! cendre à mon tour. . mais une voix me crie du fond : < Oui va là?... > EJÏrayée, je reviens sur mes pas!... La lune se lève... Personne!... Et, pour tout bruit, le cri des sentinelles au loin, et les horloges qui sonnent iheure... Je cherche... je tourne... car enfin je veux savoir, je veux voir!... Il y va de plus que ma vie!... Je trouve, au milieu des décombres, un ruisseau profond qui verse aux fossés l'eau des pluies d'orage... Je tàte du pied... c'est glacé... j'y descends... C'est une voûte... je m'y hasarde... et je vais droit où j'aperçois une lumière bleuâtre, et d'où me vient un bruit confus... J'arrive, c'est une grille!... mais enfin, je respire!... enfin, je vois!... enfin j'entends!... ALBE. Et quoi donc? DOLORÈS. Dans le fossé que je domine, une dizaine d'hommes sont réunis à l'abri de la contrescarpe... Le son de leurs voix m'arrive par boulTces... quand elles s'élè vent... car des sentinelles du rempart, ou des gardiens de la poterne, nul souci! Gardiens et sentinelles sont leurs complices. (Mouvement du Duc.j Oui! oui!... cela se passe comme ça, sur vos remparts! — J'écoute!... et, dès les premiers mots,... je devine... Ce ne sont pas des hérétiques qui prient Dieu à leur façon... ce sont des rebelles qui délibèrent!... ce n'est plus un prêche... c'est un complot !... L'homme qu'ils entourent, chapeau bas, et qui commande,... ce n'est pas un pasteur évan- gélique... c'est leur chef!... le Libérateur, comme ils l'appellent!... le plus implacable de vos ennemis!... c'est le prince d'Orange!... ALBE, bondissant, debout. Le Prince?... Allons donc. Madame, impossible I DOLORÈS. Impossible!... je lai vu comme je vous vois! ACTE TROISIÈME. 107 ALBE. Chimères! — A mes dernières nouvelles, il était à cinquante lieues, aux portes de Strasbourg!... DOLORÈS. Oui!... Eh bien, à mes dernières nouvelles à moi, il est à cinquante pas, aux portes de Bruxelles!.. ALBE. Juste Dieu!... Si c'est vrai!... Je ne puis plus vous écouter seul! (II va à la porte de gauche qu'il ouvre. Appelant.) Vargas! Noircarmes!... tant pis pour vous. Madame, j'appelle! DOLORÈS, descendant*. Eh! appelez!... peu m'importe, à présent!... C'est fait!... SCENE IX Les Mêmes, VARGAS, DELRIO, NOIRCARMES. ALBE. Messieurs! savez-vous ce que l'on m'annonce?... A îa porte de Louvain! Guillaume d'Orange! VARGAS. Le Prince! DELRIO. Allons donc! NOIRCARMES. Folies!... qui l'a vu? ALBE. Madame. * Delrio, Varg.is, Noircarmes, AI!>c, D^lorès. 108 PATRIE! VARGAS, tous parlant ensemble. C'est absurde ! DELRIO. Comment cela se pourrait-il?... NOIRCARMES. Tous nos rapports... ALBE. les faisant taire d'un geste en descendant vers Dolorès et passant derrière elle *. Voyons! voyons! du calme!... — Vous avez vu, Madame, soit... mais vous avez entendu aussi!... lis ont parlé, ces hommes? DOLORÈS. Oui! ALBE. Qu"ont-ils dit? DOLORÈS. Ah! je voyais bien, à cause de la neige,... mais j'en- tendais mal!... des phrases!... des mots! ALBE. Eh bien, ces phrases, ces mots... rappelez-vous... DOLORÈS. L'hôtel de ville, d'abord!... Ils ont parlé tout le temps de l'hôtel de ville. NOIRCARMES. Puis un signal, peut-être? DOLORÈS. Oui, le signal, c'est cela!... A minuit, le beffroi don- nera le signal!... VARGAS. Lequel? •Deirio, Vargas, Noircarmes, Dolorès, Albe. ACTE TROISIÈME. 109 DOLORÈS. Ah! cela,... je ne sais!... je n'ai pas entendii. ALBE. Peu importe!... Et alors?... DOLORÈS. Alors, toute la ville se lève... VARGAS. Mais des armes?... DOLORÈS. Ils en ont ! DELRIO. Et le Prince? DOLORÈS. On sonne!... il entre... et se jette dans les rues avec ses hommes... ALBE. Nombreux? DOLORÈS. Six mille hommes. TOUS, eîïrayés. Six mille!... DOLORÈS. Ça, je l'ai bien entendu!... Et il arrive à la Grande- Place!... car il n'y a plus de chaînes!... l'un d'eux s'en est chargé... Il va venir pour cela... Il est venu, n'est- ce pas? VARGAS. En effet!... DOLORÈS, triomphante. Ah ! vous voyez bien ! N 0 1 R C A II MES. Oui, tout à l'hourel... 119 PATRIE! DELRIO. Ce capitaine?... DOLORÈS, vivement. Un des leurs! un traître!... Et vous ne l'avez pas compris, deviné... à son langage... à ses...? (Apercevant répée sur la table.) Mais cette épée. tenez I... (Elle y va vive- ment et la prend; tous suivent, l'entourant.) Cette épée!... c'est à lui, cette épée-là, n'est-ce pas?... ALBE. Oui. — Qui vous dit?... DÛLORÈS, lui montrant, puis lui donnant lépée. Mais... ce nœud de ruban!... c'est leur signe de reconnaissance!... Faites courir après cet homme, Monseigneur!.., c'est un conjuré... Fun des chefs!... et le plus audacieux de tous, puisqu'il vient vous braver en face!... Elle regagne la droite. ALBE. On le retrouvera. Madame. Il donne Tépée à Noircarmes, qui la repose sur la table, Delrio fait signe à Maître Charles qui entre. NOIRCARMES. Oui, celui-là est connu. ALBE. Parlons vite des autres!... Car vous les avez bien vus. n'est-ce pas? Ils entourent Dolorès*. DOLORÈS. Oui! * Dî'rio, Albe, Dolorès, Vargas, et au-Jcsius entre \lbe et Dolorès, Noircarmes. ACTE TROISIEME. IH VARGAS. Et VOUS les connaissez? DOLORÈS. Tous! ALBE, faisant signe à Delrio. Delrio! (A Dolorès.) Leurs noms, vite. Dcirio s'assied à la table et s'apprête à éL'i'ire. DOLORÈS, saisie. Leurs noms'?... ALBE. Oui. DOLORÈS. Il faut vous dire aussi...? ALBE. Le nom du premier d"abord; celui que vous haïssez tant!... DOLORÈS. \h\ celui-là, oui!... c'est... TOUS. C'est? DOLORÈS, eflfrayée, tout à co-ap. ...Oh! mais c'est horrible, ce que je fais là! VARGAS. Parlez donc! DOLORÈS. Non! je ne veux plus... laissez-moi!... Je me fais peur! ALBE. Dites i)luLùt que vous avez peur pour celui que vous aimez! 112 PATRIE! DOLORÈS. Monseigneur 1 ALBE. Et qu'il veut tuer cet homme : rappelez-vous doiic!... Oui. Un hérétique! Un rebelle I Un traître! Oh ! oui ! DOLORES. ALBE. NOIRCARMES. VARGAS. DOLORÈS. AL DE, vivement. Votre mari, je gage ? VARGAS. Rysoor ! DOLORÈS, épouvantée, reculant vers la tablo. Ah 1 je ne l'ai pas dit. ALBE.- Non, mais je le devine, moi... Allons, c'est votre mari (a Deirio.) Écrivez : « Rysoor. » DOLORÈS. Monseigneur, c'est épouvantable... Vous perdez mun âme. ALBE. Je la sauve, au contraire : c'est pour votre Roi et pour votre Dieu! — Allons, les autres? DOLORÈS. Quels putrcs?... ACTE TROISIEME. 113 VARGAS. Les autres conjurés! ALBE. Leurs noms?... allons donc! DOLORÈS. Mais ils ne m'ont rien fait, ceux-là!... mais je no veux pas dire leurs noms!... ALBE. Vous les direz tous. DOLORÈS. Mais je ne veux pas, moi... C'est trop infâme, cela!... Des hommes innocents!... Je ne les connais pas, d'abord... ALBE, implacable. Vous les connaissez... vous Favez dit!... Leurs noms! DOLORÈS, descendant. Je veux partir!... laissez-moi!... Je veux partir main- tenant!... laissez-moi partir. ALBE, l'arrêtant violemment, et la faisant tomber à genoux. On ne s'en va pas!... on reste!... et l'on parle... DOLORÈS, épouvantée*. Monseigneur!... pitié... ALBE. Leurs noms! DOLORÈS. Jamais! • Delrio, Noircarmes, Vargas, Dolorès, Albe. 114 PATRIE! NO IRC ARM ES, à Delrio. ALBE, lui saisissant les deux bras, et la dressant devant lui de laç:n à lui montrer maître Charles qui est descendu à lavant-scèno de gauche. Leurs noinsl leurs nomsi... misérable femme 1... Ou je vous questionne par le bourreau! DOLORES , fûlle de peur à la vue du bourreau. Ah!... ah! Dieu!... ah! mon Dieu, pourquoi suis-je venue? ALBE, lui serrant les poignets quand elle hésite à répondre. Nous disons donc? DOLORES, avec effroi, à voix basse, balbutiant Galèna! .ALBE. à Noircarmes. Galèna! Galèna ! Et puis? DOLORÈS, même jeu. Bakkerzeel... Je crois... je crois... je ne suis pas sûre. Bakkerzeel! Bakkerzeel! Et puis? DOLORÈS, à bout de forces. Je ne sais plus!... Maître Charles, — Delrio, assis, prêt à écrire. — Noir- carmes, entre Delrio et Albe, pour transmettre les noms au premier. — Dolorès entre Albe et Vargas, qui lui tiennent les mains. ALBE. ALBE, à Noircarmes. NOIRCARMES, à Delrio. VARGAS. ACTE TROISIEME. Mo ÂLB£. Maître Charles!... DOLORES, désespérée et sanglotant Ah! mon Dieu! pardonnez-moi! pardonnez-moi!... ALBE. Encore uni... et je vous tiens quitte. DOLORÈS. Le sonneur... Jonas... Deirio écrit. ALBE. Et Cornélis, je parie? DOLORÈS. Oui... je crois... Ah! je meurs... Elle tombe épuisée. ALBE, abandonnant sa main, et froidement, sans éclat. C'est assez! (ll remonte à sa table et écrit; à Vargas.i Ceci à Navarra... (A Noircarmes.) Ceci à Francisco Vegas!... NOIRCARMES, à mi-voix. Oui, Monseigneur, on va courir. Mouvement de tous. ALBE, les arrêtant du geste. Eh! par le ciell... au contraire... pas un mot, et le calme de l'eau dormante ! NOIRCARMES. Bien, Monseigneur!... mais les chaînes? ALBE. Détendues ! . . . toujours ! NOIRCARMES. Mais le Capitaine? ALBE. Ah! lui, c'est une autre affaire'. — Emparez-vous, mort ou vif, de ce Karloo... |«f PATRIE! DOLORÈSj se redressant. Karloo?... NOIRCARMES. Et le pendre? ALBE. Non pas!... En réserve pour Téchafaud!... DOLORÈS, à genoux, toute pâle. L'échafaud!... Karloo!... NOIRCARMES, prêt à sortir par la gauche, avec Delrio et maître Charles. Van der Noot!... VARGAS, montrant l'épée sur la table. L'homme à Tépée. DOLORÈS, terrirîée. Lui !... c'est lui !... c'est... Ah 1... vengeance du ciel ! Il en est! lui !... mon Karloo!... Et c'est moi !... ah! non! par exemple! EKe s'élance vers la porte. ALBE, l'arrêtant au passage et la retenant de force. Ah! pardon!... Jusqu'à nouvel ordre, on ne sort plus! DOLORÈS, se débattant pour sortir. Laissez-moi!... vous... laissez-moi!... Je veux sortir? ALBE. Allez, Messieurs!... et des gardes à toutes les portes I Ils sortent. Vargas par la porte latérale du fond. DOLORÈS. Ah! bourreaux!... maudits!... damnés! ALBE, la rejetant vers la gauche. Il est onze heures, Madame; vous sortirez au jour. Il se dirige vers la porte de droite entre son fauteuil et la table. ACTE TROISIEME. 117 DOLORÈS. Quand tu me l'auras pris, misérable!... (il s'arrête menaçant.) Noil, pardon! Monseigneur! (Se cramponnant à lui.) Grâce pour lui!... pitié!... Tous!... mais pas lui! — Pas mon Karloo ! ALBE, se dégageant et la repoussant Priez pour lui!... vous n'avez pas mieux à faire ! Il sort par la droite, on entend fermer la porte derrière lui à double tour. DOLORES, seule, bondissant contre la porte. Non, pas encore!... Monseigneur! (Elle frappe et cherchf» à ébranler la porte.) Ouvrez-moi ! au secours! à Taidel... Ahî c'est fini! je l'ai tué!... (Sanglotant.) Misérable ! je l'ai tué! C'est moi qui l'ai tué! Épuisée, elle tombe. Cinquième tableau. L'intérieur de Thôtel de ville de Bruxelles. Au fond, plus haut que la scène, la grande salle avec tout le proîil de ses fenêtres éclairées par la lune. En avant une salle basse sous le beffroi. Ces deux parties du décor se relient entre elles par deux escaliers qui montent à gauche et à droite, de la salle basse à la salle haute. — Entre ces escaliers, au milieu de la scène, une voûte qui, sous la salle haute descend en pente vers le rez-de-chaussée. — A droite, premier plan, une grande porte qui donne accès dans une autre partie de l'hôtel de ville, et où l'on monte par un perron de cinq marches ouvert sur ses trois faces. — A gauche, la porte qui ouvre sur l'escalier du beffroi; çà et là, des statues mutilées et des débris, qui indiquent que l'hôtel de ville a été dévasté. — A gauche, une table de pierre. — Il fait nuit; mais la scène est éclairée par le reflet de la lune. SCÈNE PREMIÈRE JONAS, GALÈNA. Ils paraissent sous la voûte du fond, Jonas marchant en avant avec une lanterne; il a deux épées et une hache sous le bras. JONAS, éclairant Galèna. Par ici, seigneur Galèna! 7. 118 PATRIE! GALE N A. Oii me conduis-tu? JONAS. Sous le beffroi, Votre Honneur, et voici l'escalier qui mène aux cloches. GALÈNA. Ah! oui! je me reconnais. JONAS. Là-haut, c'est la grande salle, où nos Seigneurs de la Commune délibéraient autrefois. GALÈNA. Hélas! quel abandon et quels débris! JONAS. On voit que MM. les Espagnols ont passé par là. (Éclairant les statues brisées.) Tenez!... nos pauvres bourg- mestres! GALÈNA. Patience!... ces morts reprendront leur place, et les vivants aussi!... Mais tu es sûr que personne ne vient jamais ici? JONAS. Personne que moi. di dépose les épées sur la table.) Voici toujours des armes pour nous, que j"ai spécialement nettoyées en vue du carnaval! GALÈNA. Tu comptes aussi te battre? JONAS. Pour mes cloches?... un peu!... Il pose sa laoterne sur la table. GALÈNA. Silence!... n'as-tu pas entendu? ACTE TROISIEME. H9 JONAS, iadiquant la droite. Là-bas?... GALÈNA. Oui! SCENE II RYSOOR, GALÈNA, puis KARLOO. RYSOOR, entrant par la droite. Est-ce toi, Galèna? GALÈNA. Oui! RYSOOR. Karloo n'est pas ici? KARLOO, paraissant an fond. Patience, amis, le voici. RYSOOR. Ah! sois le bienvenu' GALÈNA. Quelles nouvelles? KARLOO. Paifaites! GALÈNA. Les Espagnols?... KARLOO. En pleine sécurité... Je sors de chez le Duc... RYSOOR. Et les chaînes?... KARLOO. Supprimées de mes propres mains!... 120 PATRIE! RYSOORet GALÈNA, avec joie. Ah!... bien, cela! RYSOOR. Donc, rien de suspect au Palais!... Et sur la route?... K\RLOO. Bien !... Les sentinelles et les patrouilles ordi- naires!... Là, sur la place, un poste de cinquante hommes seulement!... dont la moitié sommeille autour du feu... tandis que l'autre cuve son vin du mardi gras. RYSOOR. Et tes arquebusiers?... KARLOO. Tous debout !... De l'hôtel de Nassau jusqu'au Grand- Marché, j'ai fait à plus de cinquante portes le signal convenu... et partout les coups frappés ont répondu : € Nous sommes prêts! » Bakkerzeel. qui veille en bas, a laissé tous ses tisserands à la porte de Flandre, blottis dans leurs caves... Laloo a posté ses brasseurs à Tafiùt sous des hangaj^s... et, dans cette ville silen- cieuse et morne, où pas une clarté ne luit aux vitres, où la neige étouffe jusqu'au bruit de nos pas, il n'est plus une maison qui n'ait ses yeux braqués dans l'ombre, ses oreilles au guet, et ses bras armés, impa- tients de la bataille!... RYSOOR. Préparons-nous donc, amis; car l'heure est proche... Galèna, préviens Cornélis et nos amis qui attendent sous les arcades... venez tous nous rejoindre, et alors, en avant!... GALÈNA. J'y cours! (a Jonas.) Allons, Jonas! Ils sortent par le fo'-s de faire son devoir... RYSOOR, de même. Et toi?... as-tu fait le tien?... KARLOO, inquiet. Rysoor, que veux-tu dire? RYSOOR. Cette blessure,... d"oi!i te vient-elle?... KARLOO, balbutiant. D'une arme prise maladroitement... RYSOOR. A un soldat espagnol, n'est-ce pas?... KARLOO. Pourquoi?... RYSOOR. La nuit?... chez moi?... KARLOO, épouvanté, Ahl RYSOOR, éclatant. Ah! misérable!... c'est toi!... KÂBLOO. Rysoor!... 124 PATRIE! RYSOOR, levant répée. Ah! voleur d'amour!... Assassin de mon honneur!... je te tuerai! KARLOO, désespéré et tombant à genoux. Ah! tue-moi donc!... La mort, de ta moin, me sem- blera plus douce que tous les tourments que j'endure I Tue-moi!... tu as raison! tue-moi! RYSOOR. Infâme, qui crois m'attendrir... KARLOO. Ah! par pitié, la mort; Rysoorî mais vite!... Tout ce que tu me dis entre plus douloureusement dans mon cœur que le fer de ton épée!... Oui, je suis un misérable, un lâche!... Oui je fai trompé... oui, c'est une infamie... je le sais, et je pleure du sang!... La mort: Rysoor, la mort; je te la demande à genoux!... la mort! RYSOOR, laissant retomber son épée et le regardant à ses pieds avec désespoir et larmes. Ahl malheureux que j'aimais tant!... et pour cette femme!... car ce nétait pas assez d'elle!... il faut encore que ce soit toi... toi! Karloo!... toi, à qui j'ai ouvert tout mon cœur!... toi, que j'ai aimé comme un fils!... Mais quel poison est-ce donc que l'amour de cette femme, pour faire d'une âme loyale et généreuse comme la tienne, un repaire de trahison et d ingrati- tude?... Je n'avais que trois croyances : la Patrie, elle et toi :... Tu vois maintenant ce qu'il m'en reste, et par ta faute!... Et dis-moi pourtant, dis-moi quel mal je t'ai fait, pour qu'une telle douleur me vienne de toi... KARLOO. Mais c'est horrible, ce que tu fais là!... Finis donc!... sans me torturer ainsi de tes reproches! ACTE TROISIÈME. 125 RYSOOR. Et quand je t'aurai tué!... misérable!... ta mort me rendra-t-elle ma paix détruite et mon bonheur perdu?... et fermera-t-elle la blessure par où s'écoule toute ma vie?... KARL 0 0. Ah! mon Dieu! encore!... RYSOOR. Ta mort!... Et à quoi sera-t-elle bonne, ta mort?... à servir ma vengeance!... Mais la cause sacrée que nous défendons tous deux, la servira-t-elle?... KARLOO. Tu veux?... RYSOOR. Est-ce ton cadavre qui mènera ces hommes au combat?... KARLOO. Ah! je n'en suis plus digne!... RYSOOR. Eh! digne ou non!... est-ce que ton sang m'appar- tient. Quand cette ville tout entière n'en a pas assez dans les veines pour le combat de cette nuit!... que je l'appauvrisse, moi, d'un seul bras pour la défendre... et d'un bras comme le tien!... ah! grand Dieu! non! je serais aussi coupable envers elle que tu l'es envers moi... et je n'ai pas plus le droit de lui voler ton cou- rage, que tu n'avais le droit de me voler moi bonheur I KARLOO. Alors, tu ne veux pas?... RYSOOR. Relève-toi, et prends cette épéel... KARLOO. Moi? 126 PATRIE! RYSOOR. Prends celte épée. tedis-je!... et marche au combat!... cours où ton devoir t'appelle, où le mien t'envoie!... lît si tu dois mourir... ne meurs pas en criminel... meurs en martyr... meurs en soldat!... Du moins, ta mort sera bonne à quelque chose!... KARLOû, prenant répée avec découragement. Ah ! tu ne me reverras pas vivant, je te le jure! RYSOOR, vivement. Ah! vivant, vivant!... si tu veux, pourvu que je te revoie vainqueur. KARLOO, avec chaleur, debout. Ah ! c'est un espoir de pardon, cela, Rysoor!... RYSOOR. Eh bien, va donc! et venge-moi de toi-même!... Tu m'as pris l'honneur! rends-moi la Liberté!... une femme!... rends-moi la Patrie! — Nous compterons après si ta vertu lave ton crime, et si je te dois plus de reconnaissance que de haine!... K.ARLOO. Ah! tu me pardonneras, Rysoor!... Je t'y forcerai bien!... (A son épée.) Viens donc, toi, maintenant!... et gagne-moi ma cause!... SCENE lY Les Mêmes, GALÈXA, BAKKERZEEL, CORNÉLIS, JONAS, Conjurés armés. GALÈXA. Rysoor, tous nos hommes sont en bas, et n'atten- dent que le signal ; — voici l'heure. ACTE TROISIEME. 127 RYSOOR, montrant Karloo. Cisi Karloo qui vous commande I BAKKERZEEL. Karloo, nous voici tous ! KARLOO. Tous armés et prêts à combattre? TOUS. Tous! KARLOO. Prêts à braver les bûchers et les tortures jusqu'à la mort? TOUS. Tous ! KARLOO. A l'œuvre donc 1 — Et, si le cœur manque à Tun de VOUS; au fort de la bataille, pensez que votre défaite livre vos fils et vos femmes à la furie espagnole!... pensez à votre ville à sac, à vos foyers en cendre!... et sus à linfàme Espagne! TOUS, ensemble, confusément. Oui, oui! Aux armes! En avant!... attaquons... RYSOOR. Silence!... écoutez. Silence : on eatend tout au loin les tambours espagnols. KARLOO. Le tambour!... c'est le tambour! RYSOOR. Il bat la charge!... JONAS, accourant par le fond. Les Espagnols!... Détonations, 128 PATRIE! TOUS. Trahison!... KARLOO. Eh bien, au-devant d'eux!... mes amis, et crioz aux armes sur la place! Dix mille combattants vont sortir de la nuit pour nous répondre. (Détonations; les clairons sonnent et les tambours se rapprochent, battant la charge.) Gardô la voûte, Cornélis!... Bakkerzeel, l'escalier! GALE N A, du haut. Les voici sur la place! KARLOO. RySOOr, garde cette porte! (ri montre celle de droite, et Rysoor y court.) Et le signal!... pour Dieu, Jonas, le signal, où nous sommes perdus!... (Aux autres.) Aux fenêtres, nous autres! aux fenêtres!... Il s'élance sur Tescalier de gauche au moment où Jonas disparaît dans l'escalier du clocher. Détonations. SCENE V Les Mêmes, NOIRCARMES, puis RIxXCON, MIGUEL, Officiers et Soldats espagnols. Au moment où Karloo s"élance sur les marches avec des conjurés, une troupe d'Espagnols, conduite par Noircarme», parait dans la salle haute, enseignes déployées, tambours et clairons sonnant la charge. Les conjurés, au nombre d'une dizaine, redescendent l'escalier et cou- rent à la voûte du fond, d'où Cornélis est repoussé avec ses liommes, tandis que Bakkerzeel et ses amis défendent l'escalier de droite. Coups de feu. KARLOO. A la grande porte!... 11 s'élance avec ses hommes vers la grande porte de droite qu'il cherche à ouvrir et qui résiste. Au même instant, la porte du clocher s'ouvre et une troupe d'Espagnols, conduite par Miguel, débouche tenant Jonas les mains liées, et tire sur les conjurés, qui se replient sur les marches de la grande porte, en laissant des morts sur la place. ACTE TROISIEME. 129 RYSOOR, ébranlant la porte fermée. Ah! cette porte!... KARLOO. Enfonce-la ! 11 prend une hache et frappe à coups redoublés dans la porte pour la faire sauter. NOIRCARMES, du haut. Rendez-vous!... KARLOO, frappant toujours. Jamais!... Vivent les Flandres! TOUS LES CONJURÉS. Vivent les Flandres!... NOIRCARMES, à ses hommes. Feu!... Les Espagnols tirent, — Sept ou huit conjurés tombent morts ou blo>sés sur les marches. KARLOO, frappant toujours sur la porte. Feu!... Les conjurés ripostent. — Les Espagnols, qui s'avançaient, reculent. — Il ne reste debout du côté des conjurés que Rysoor, Karloo, Galèna, Bakkerzeel et cinq autres. RYSOOR. Courage, Karloo! KARLOO, faisant sauter la ferrure de la porte. La porte cède... La porte tombe en dehors avec fracas. Ils vont s'élancer et reculent devant d'autres soldats qui les ajustent. — Karloo armé d une- seule hache, Rysoor et les autres se replient sur la scène, en un petit groupe qui n'a plus que des épées pour se défendre. NOIRCARMES, levant son bâton de commandement. En avant!... La charge redouble. Tous les Espagnols descendent à la fois les gran les marches du fond, en entourant les conjurés d'un cercle de fer et de mousquets braqués sur eux. 130 PATRIE! RYSOOR. Maintenant, il n'y a plus qu'à mourir! KARLOO. Mais tirez donc, lâches!... tirez donc! vous voyez bien que nous ne voulons pas nous rendre... Ils jettent tous leurs armes. Noircarmes lève son épée pour donner le signal de tirer. SCENE VI Les Mêmes, ALBE. Il paraît sur l'escaller, en grande tenue de combat, son bâton de commandement à la main; derrière lui, ses ofnciers. LA TREMOILLE. Albe étend son bâton. — Les tambours cessent de battre, les clairons de sonner, et tous les mousquets s'abaissent. ALBE, après un silence, aux conjurés. Quel est celui de vous, Messieurs, que vous recon- naissez pour chef? KARLOO. Moi!... RYSOOR, Tarrêtant. Au combat, oui... mais ici, moi!... le comte de Rypoor!... ALBE. Très bien, monsieur le Comte! — Maintenant que nous sommes en état de recevoir Guillaume d'Orange... nous allons le prier d'entrer dans la ville (Mouvement des conjurés.), et en finir avec la rébellion en écrasant sa tète. RYSOOR, à Karloo, anxieax. Ali! s'il entre dans la ville, il est perdu. ACTE TROISIEME. 131 A L B E . Quel est le signal que vous donnez pour qu'on ouvre à M. le Prince? RYSOOR, avec espoir. Ah! grâce à Dieu, tu ne le sais pas, bourreau! ALBE. Rincon, le sonneur Jonas!... (On amène Jonas garrotté, au pied des marches.) Tu le connais, toi, 06 signal?... JONAS, tressaillant. Oui, Monseigneur! ALBE. Eh bien, qu'on lui délie les mains, et qu'il le donne Un soldat délie les mains de J^aas KARL 0 0, vivement. Jonas, ne fais pas celai... RYSOOR, de même. Ne le donne pas... JONAS, épouvanté. Je ne suis qu'un pauvre homme. Messieurs... ils mo tueront, et j'ai femme et enfants! KARLOO, suppliant. Trois millions d'hommes à sauver! les voilà, tes enfants!... RYSOOR. Sauve le Prince. KARLOO. Sauve les Flandres!... RYSOOR. A genoux, Jonas, je t'en prie à genoux. JONAS, délivré de ses liens et entraîné à gauche par Rincon. Ah ! mon Dieu ! mon Dieu I... 132 PATRIE! ÂLBE, farieox. Finiron5-n>u5?... TOUS LES CjNJURES, arrêtant Jonas, et se cramponnant à lui au passage. Jonas!... ne sonne pas... AL DE, à Rincon Un pistolet sur la gorge; et, s'il bronche, tuez-le! On entraine Jonas dans l'escalier qui mène aux cloches; les conjurés demeurent, désespérés. SCENE VII Les Mêmes, moins JOXAS. ALBE. Toutes vos mesures sont bien prises, Noircarmes? NO IRC armes. Oh! Monseigneur, dès rentrée, le Taciturne est reçu entre deux feux; et pas un de ses hommes n'arrivera même à la place... ALBE, triomphant. Enfin, je le tiens donc, celui-là!... RYSOOR. Ah! mon Dieu, Dieu juste!... Dieu bon!... fais que cette iniquité ne soit pas accomplie !... Sauve le Prince, sauve-le!... tu nous dois bien cela!... Silence, premier tintement de cloche; tout le monde écoute avec anxiété. — La cloche s'ébranle et sonne le glas des morts. — Mouve- ment de joie des conjurés. .\LBE, inquiet, les regardant Mais c'est le irlas des morts!... ACTE TROISIÈME. i33 NOIRCARMES. Oui, Monseigneur. ALBE. C'est le signal... cela? KARLOO, radieux. Oui, monsieur le Duc; oui, c'est le signal!... mais celui qui crie au Taciturne : «N'entre pas! et fuis cette ville!... ï le signal qui le sauve, et sauve avec lui la liberté flamande!... ALBE, hors de lui. Par l'enfer! arrêtez cet homme!... tuez!... tuez! mais tuez donc!... Coup de feu, dans le clocher. — La cloche cesse de sonner. NOIRCARMES. C'est fait!... ALBE. Ah! trop tard!... l'autre m'échappe!... et c'est à refaire ! Quatre soldats sortent du clocher, portant le corps de Jonas sur leurs mousquets. RING ON, les arrêtant et soulevant le manteau pour s'assurer que l'homme est mort. Il est mort, monsieur le Duc. RYSOOR, se découvrant devant le corps; tous les conjurés font comme lui. Pauvre martyr obscur!... nous te saluons!... une seconde a fait de toi un héros!... Que nos enfants bénissent ta mémoire, et, libres, se rappellent l'humble carillonneur à qui ils devront la liberté. (On emporte le corps sous la voûte ) AUons, Messieurs, la nuit est bonne, il n'y a que nous de perdu!... Vivent les Flandres!... TOUS. Vivent les Flandres!... 134 PATRIE! ALBE. Emmenez ces hommes, Xoircarmes!... et léchafaud sur la place... là!... dès celle nuit!... On les eutoure et les emmène par le grand escalier de gauche. LA TRÉMOÏLLE, au moment où ils montent les premières marches. Messieurs... (ils s'arrêtent et se retournent...), je VOUS salue!... et je n'ai qu'un regret : c'est de n'avoir pas l'honneur d'être des vôtres. ALBE. Marquis!... LA TRÉMOÏLLE, se recouvrant,, et le regardant en face. Pour tout l'or de ma rançon, monsieur le Duc. je ne vous en dirais pas autant!... Les conjurés montent le grand escalier, entro deux baies de soldats. Les tambours battent aux champs, trompettes... ACTE QUATRIEME Sixième tableau. Une salle du Palais, attenant au Tribunal de sang. — A droite, pre- mier plan, sur un perron de deux marches, la porte de la chambre de la question. — A gauche, une porte par où l'on va chez le duc d'Albe. — Au second plan, dans le pan coupé à droite, un couloir. — A gauche, dans le pan coupé, également un autre couloir pareil au premier. — Une grande table au milieu, recouverte d'un tapis noir, une chaise, à droite et à gauche de cette table. — Une grarde cheminée au fond, aux armes d'Autriche. — Peintures murales, représentant des martyrs et des saints. — Tout cela sinistre et sombre. — Il fait jour. SCENE PREMIERE ALBE, NOIRCARMES, VARGAS, RIXCOX*. Un soldat à l'entrée du couloir, à gauche. ALBE. Noircarmes ! NOIRCARMES. Monseigneur. ALBE, sortant de la chambre de la torture et après être descendu silencieusement devant la table**. Quelle heure?... NOIRCARMES. Sept heures, monsieur le Duc. • Rincon, Vargas, Noircarmes, Albe. •* Rincon, Yargas, Albe, Noircarmes. 136 PATRIE! ALBE. Tout est prêt sur la place? NOIRCARMES. Oui, Monseigneur. ALBE. L'échafaud?... le bûcher?... NOIRCARMES. On le dresse. ALBE. Rincon!... Le régiment de Lombardie sur la Grande- Place, comme au supplice d'Egmont et de Hornes! RINCON. Oui, monsieur le Duc! ALBE. Le régiment de Sardaigne gardera toutes les portes de la ville, que Ton va fermer, et qui ne seront rou- vertes qu'après l'exécution... Les régiments de Sicile et de Naples feront le service ordinaire... et Serbelloni me placera des canons chargés à mitraille à toutes les issues du Grand-Marché... Allez! Rincon sort par le cotiloir de gauche. VARGAS. Monseigneur, M. l'ambassadeur de France a reçu la rançon de M. de la TrémoïUe, par des traites sur les Fuggers d'Augsbourg. ALBE, signant uu saaf-conduit sur la table. Un sauf-conduit pour Lille à ce Français, et qu'il nous vide la place. Il lui passe le papier. VARGAS. Oui, Monseigneur. U remonte et va remettre le sauf-conduit au soldat à droite, qui sort puis il redescend. ACTE QUATRIÈME. 137 ALBE, assis à droite de la table. Noircarmes, il faut en savoir davantage... En somme, Messieurs... voilà toute une ville qui conspire, — et, à part ces hommes que nous tenons, tout le reste nous échappe!... Il nous faut des noms! et des noms!... la moitié des habitants dussent-ils être passés par les armes!... NOIRCARMES. Nous avons la question, Monseigneur. ALBE. J'y compte bien!... Par exemple, ce comte de Rysoor, l'âme du complot... Allez dire à maître Charles que celui-là, dùt-il expirer sur le chevalet.... j'entends qu'il soit questionné de main de maître!... et, si les vieux moyens sont impuissants... qu'il en invente! NOIRCARMES. On y avisera, monsieur le Duc... 11 sort par la chambre de la questior. ALBE. A propos, cette femme?... La sienne? VARGAS. Nous l'avons trouvée, dans le cabinet de votre Excel- lence, étendue, comme mortel... et nous avons voulu la contraindre à sortir du Palais; mais alors elle a poussé de tels cris, que nous avons eu peur que dofia Rafacle... ALBE vivement, debout. Par le ciel! je ne veux pas que ma fille sache rien de tout ceci!... VARGAS. Assurément, Monseigneur... 8. 138 PATRIE ALBE. Elle n'a rien entendu, au moins, cette nuit?... VARGAS. Monseigneur, je ne crois pas .. Du reste, voilà maître Albcrti qui pourra dire... ALBE. Oui, oui, qu'il entre! ce médecin!... tout de suite... et celte femme aussi!... Amenez cette femme... que j'en linisse avec elle!... VARGAS. Oui, Monseigneur. Il sort par le couloir de gauchs. SCENE II ALBE, ALBERTI, DOLORÈS. Alberti entre par la porte de gauche, premier plan. ALBE, courant au médecin, avec douceur et inquiétude. Oh! maître Alberti!... Eh bien, notre malade? ALBERTI. Une meilleure nuit que je ne l'espérais, Monseigneur. ALBE, lui serrant les mains. Ah! merci, Alberti, pour ta bonne nouvelle!... Elle n"a rien entendu de ces tambours, ni des fusillades?... ALBERTI. Rien, monsieur le Duc, heureusement!... mais je ne cache pas à Votre Excellence que ce qui se prépare m'épouvante pour doiia Rafaële. ACTE QUATHIEME. 139 ALCE. Ah!... Dolorès entre au fond par le couloir de gauche ; suivie de Vargas, elle traverse la scène entre la cheminée et la table, sans attirer l'attention du Duc, et entend les derniers mots dAlbertK ALBERTI. Dans l'état où je la vois, la moindre émotion j^eiit nous être fatale! — Votre Excellence ne lui a rendu un peu de calme qu'en lui promettant qu'il n'y aurait plus de victimes; et, si elle apprend que l'on brûle ce matin cinq hommes sur la place... DOLORÈS, à part; avec terreur. Ce matin!... ALBE, vivement. Mais il ne faut pas qu'elle le sache. ALCERTi. Non... il y a de quoi la tuer!... ALBE, de même. Elle ne le saura pasl... Alberli... qu'on la réveille! ALBERTI. C'est fait, Monseigneur!... ALBE. Alors, que ses femmes l'habillent, vite!... Une litière, et conduis-la-moi au couvent de Groenendaal, d'où elle ne reviendra qu'à la nuit... ALBERTI. Bien, Monseigneur!... j'y cours! ALBE, l'arrêtant. Et tu me la sauveras. Alberti... Promets-moi que lu me la sauveras! ALBERTI. Avec l'aide de Dieu, Monseigneur! 140 PATRIE! ALBE, l'accompagnant vers la sortie. Oui, oui, tu me la sauveras, et je te couvrirai d'or et d'honneurs I... Et je ferai de toi le plus gr..nd médecin de la chrétienté!... Va. mon bon Alberti, v^I... Tu sais si je t'aime, toi... va vite! Alberti sort par où il est entré. SCENE III ALBE, DOLORÈS*. ALBE se retourne, et aperçoit Dolorès; changeant de ton brusque- ment, et brutal, après avoir fait signe à Vargas qui se retire par le couloir de gauche. Maintenant, Madame, parlons de vousl.. Vous voulez la vie du capitaine Karloo, n'est-ce pas?... Eh bien, vous ne l'aurez pas!... DOLORÈS. Monseigneur!... ALBE. Vous ne l'aurez pas!... Cet homme est un traître saisi sur le fait, le fer au poing... il doit mourir et mourra! — Maintenant épargnez-moi vos prières et Tos larmes!... DOLORÈS. Mes larmes!... je n'en ai plus, de larmes!... voilà loute une nuit que je pleure! ALBE. Alors?... DOLORÈS. Mais ce que vous faites là, monsieur le Duc, est bien tinfàme! • Albe, Dolorès. ACTE QUATRIEME. 141 ALBE. Madame!. . DOLORÈS. C'est infâme!... Je suis venue vous trouver cette nuit et j'ai fait avec vous un marché!... niez-le donc!... je vous ai dit : Il y a un homme que j"aime!... et quel- qu'un qui veut le tuer, veut vous tuer aussi!... sa vie pour la vôtre!... sauvez-le-moi, et je vous sauve!... > Ai-je dit cela, oui ou non?... ALBE. Si le Ciel a jugé... DOLORÈS. Oh! le Ciel n'a rien à voir où nous sommes, vous et moi!... restons en enfer!... J'ai tenu ma promesse, et je ne suis qu'une femme I... Vous êtes le duc dWlbe, grand d'Espagne, capitaine général des Pays-Bas!... tout cela vous fait bien un peu gentilhomme, je sup- pose!... Je vous somme de tenir votre parole de gen- tilhomme !... ALBE. Madame, écoutez-moi bien!... Si un autre que vous osait me parler ainsi... il ne sortirait pas d'ici vivant!..- mais vous avez, en effet, rendu un grand service à Sa Majesté! DOLORÈS. A vous... ALBE. A moi?... soit!... Et la preuve que je m'en souviens... c'est que vous êtes encore là! DOLORÈS. Ah!... il ne vous manquerait plus que de me faire arrêter! ALBE. Pourquoi pas? 142 PATRIE! DOLORÈS. Vous êtes bien sanguinaire, monsieuï le Duc, mais vous ne Toseriez pas! ALBE. Peut-être! — Maintenant!... puisque nous parlons honneur, où je ne permets à personne de me repren- dre... jamais! entendez-vous bien, je ne vous ai promis le salut de cet homme... jamais! DOLORÈS. Et ce n'était pas me le promettre que de m'oncou- rager à trahir pour lui tous les autres?... et le premier de tous, vous savez qui? ALBE. Voilà bien ce qui vous condamne!... c'est que vous plaidiez ici pour votre amant, quand vous devriez tomber à mes pieds pour votre mari!... DOLORÈS. Ah! c'est horrible!... je le sais mieux que vous!... mais c'est bien à vous de m'en faire une injure!... Vous seriez, ce matin, traîné par les ruisseaux de la ville, une corde au cou... (Mouvement du Duc.) Allons!... vous savez bien que c'est là ce qui vous attendait... si je n'étais une épouse indigne et une femme folle d'amour!... et vous êtes bien le complice de mon crime, vous qui en profitez!... ALBE. Ah! DOLORÈS. Et seul!... car il en profite seul, cet homme!... Allons, monsieur le Duc, ne faisons pas d'hypocrisie l'un devant l'autre!... Nous nous valons bien tous les deux, allez! C'est épouvantable, ce que j'ai fait, ACTE QUATRIÉiME. 143 cette nuit, de surprendre le secret de ces malheu- reux pour vous le vendre!... mais c'est bien atroce aussi, avouez-le, de les prendre à coup sur dans vos filets, pour boire leur sang tout à Iheure en place publique!... Passion pour passion!... vous avez le despotisme!... j'ai l'adultère! Nous sommes aussi méprisables l'un que l'autre... et nous trempons dans le même assassinat?... Seulement, moi, je dénonce!... vous, vous égorgez!... je suis plus lâche!... et vous plus féroce!... voilà toute la différence! ALBE. Madame, prenez garde ! DOLORÈS. Si, je me trompe, vous êtes aussi plus habile: car tout le butin vous reste!... Eh bien, non!... je veux ma part!... Et, si vous ne me la donnez pas... je crierai parlout que le duc d'Albe est un lâche... qui vous met le poignard à la main, et qui, le coup fait, vous refuse le salaire!... ALBE, avec rage. Ah!... vous voulez donc...? DOLORÈS folle. Je veux ma part!... je la veux!... Ah! je vous aurai sauvé, vous et votre armée!... Ah! je vous aurai livré, pieds et poings liés, trois millions d'àmes!... et vous me refusez la vie d'un seul homme î — Allons, Monsei- gneur!... c'esC delà démence!... Un seul homme!... Voyons!... donnez-le donc!... payez donc!... que nous soyons quittes!... ALBE. Nous le sommes ! — Ce n'est pas à lui que je donne la vie!... c'est à vous, que je viens, en vous écoutant, de condamner trois fois à mort! 144 PATRIE! DOLORÈS. Moil... ALBE, hors de lui, éclatant. Allez-vous-en! allez-vous-en! allez-vous-en!... cet homme mourra!... et si vous dites un mot de plus... (Montrant la cha.Tibre de la question.) je le fais mettre à la torture. DOLORES, épouvantée. Ahl ah! Monseigneur!... pitié!... Eh bien, oui! j"ai tort de menacer, je n'en ai pas le droit! — Je n'exige plus!,., je supplie!... j'implore!... iMouvement du Duc vers la table où il frappe sur le timbre.) Monseigneur, Dieu ne par- donne pas à qui est sans pitié!... Au nom de votre ûUe, grâce pour cet homme qui lui a sauvé la vie !.. ALBE, appelant. Vargas ! DOLORÈS, désespérée. Ah! tigre!... Je parle à son cœur!... est-ce qu'il en a!!! SCENE IV Les Mêmes, ALBERTI, VARGAS, puis RAFA ELE. Pages. ALBE, à Alberti. Ah!... Eh bien? ALBERTI. Monsieur le Duc, doiia Rafaêle est prête... elle vient: la voici... DOLORÈS, avec espoir. Ah!... ACTE QUATRIÈME. 113 ALBE, vivement, allant au-devant de sa fille. Pas ici!... Emmenez cette femme!... DOLORÈS. Non! je ne m'en irai pas! ALBE, furieux. Vargas! DOLORÈS, de même, repoussant Vargas. Je ne m'en irai pas!... Ne me touchez pas!... ou je crie et je lui dis tout ! . ALBE, terrible. Un seul mot, et vous êtes morte!... Au moment où Vargas va s'efforcer d'entraîner Dolorès, dona RafaëU sort de l'appartement de gauche avec la religieuse et la suivante. — Vargas recule, et Dolorès reste. ALBE, se retournant; à sa fille, qui entre toute souriante, et la prenant dans ses bras. Ah! Rafaële, ma chère fille!... seule comme cela*! RAF AELE, gaiement. Oui. tu vois!... Je vais très bien, ce matin. Elle tousse, Alberti éloigne la chaise de la table à gauche, pour qu'elle puisse s'y asseoir. ALBE, inquiet. Mais... RAFAËLE. Oh! ce n'est rien, cela!... — N'est-ce pas, maître Alberti?... ALBE. Il fa dit?... RAFAËLE. Oui; tu veux que j"aille à Groenendaal? • La suivante, la religieuse, Alberti, Rafaële, le Duc, Vargas devant la cheminée, Dolorès à droite. 9 146 PATillC! A L B E . Il y a si longtemps que tu n"es sortie! RAFAÊLE. Oui. cela me fera du bienî... A L B E . Et tu me reviendras à Theure du souper! — Alberti, on a bien pensé aux pelisses, aux fourrures?... ALBERTI, indiquant les vêtements que portent les femmes. Oui, monsieur le Duc! ALBE*. Allons, va, ma chérie... va! Mouvement de Dùlorcs pour se faire voir. RAFAËLE. A ce soir! (Apercevant Dolorès, et à demi-voix.) Oh! cette femme que je n'avais pas vue! ÂLBE, voulant la pousser doucement vers la porte de gauche. Oui. une personne de la ville... RAFAËLE, en place. Elle a l'air bien triste!... Elle a pleuré? ALBE, même jeu. Peut-être! RAFAËLE, à voix basse. Quelque malheureuse qui vient te présenter une requête, n'est-ce pas? ALBE. Oui... Adieu! RAFAËLE, de même. Tu vois, j'ai deviné! (a son père, le câlinant.) Est-ce que tu ne veux pas lui accorder ce qu'elle te demande? * Albe, Rafaële. ACTE QUATRIÈME. ii7 ALBE. A elle?... certes, non! RAFAËLE. Et à moi?... Est-ce que tu ne me l'accorderas pas, à moi? ALBE. A toi?... RAFAËLE. Je me sens si bien, ce matin!... Tu vois comme je respire à Taise... Il y a longtemps que je ne me suis si bien portée! ALBE, joyeux. Ah! tant mieux!... Quelle joie! RAFAËLE. Tu en es bien heureux, n'est-ce pas? ALBE. Oh Dieu, oui!... RAFAËLE. Eh bien, il ne faut pas que ce bonheur-là soit pour nous seuls... Et, pour remercier Dieu de la grâce qu'il nous fait... consens à ce que cette pauvre dame te demande. ALBE, impatienté. Je ne puis pas!... Allons, va-t'en! RAFAËLE. Alors, c'est donc bien grave? ALBE, s'oubliant. Très grave? RAFAËLE, vivement, inquiète. An: Il y a donc quelque chose que je ne sais pas... qu'on me cache? lis PATRIE! ALBE, vivement*. Mais non! RAFAËLE. Ces tambours, cette nuitl... ces détonations? ALBE. Mais... rienl RAF AELE, interrogeant du regard les deux femmes Ah 1 mon Dieu! tu m'as tant promis I... S'il y avait encore des massacres!... ALBE, vivement. Mais je te dis que non!... Ce n'est rien!... (Regardant Dolorès avec rage, à mi-voix.) Oh! Cette femme!... RAF AELE, vivement passant devant son père**. Alors, si ce n'est rien, tu peux le lui accorder!... Je vais lui parler... moi!... ALBE. Rafaëic!... RAFAÏ^LE, à son père. Laisse-moi faire, tu verras! (a Dolorès, en s'asseyant sur la chaise à gauche de la table.) Voulez-VOUS me dire, à moi, Madame, ce qui vous amène? Allé, derrière le siège de sa fille, regarde Dolorès avec menace. DOLORES , doucement, devant la table. Oh! Madame!... c'est très simple... Il s'agit d'une personne que connaît Votre Grâce... le capitaine Karloo! RAF AELE. Ah! si je le connais!... Eh bien? • Rafaële, Albe. •• Albe, Rafaële. ACTE QUATRIEME. 149 DOLORÈS. Eh bien, senora !... il a été arrêté cette nuit... Mouvement du Duc. RAFAi-LE. Arrêté! DOLORES, regardant le Duc avec défi. Oh! pour une faute si légère!... Monsieur le duc vous dira comme moi, que c'est bien peu de chose! R A F A Ë L E . Ce qui s'est passé hier au soir peut-être? DOLORÈS. Probablement... oui... RAFAËLE, d'un ton de reproche. Ah!... mon père!... c'est trop sévère! DOLORÈS. N'est-ce pas? RAFAËLE*. Et s'il n'y a que ce que vous dites? Albe passe derrière sa fille, sans quitter des yeux Dolorès. DOLORÈS. Mais il n"y a pas autre chose!... Son Excellence elle- même ne peut pas vous dire qu'il y ait autre chose... RAFAËLE. Et vous demandez... naturellement?... DOLORÈS. Je demande, Madame, qu'on le fasse sortir de pri- son... avec un sauf-conduit de Son Excellence... voilà tout! • Hafaelc, Albe au-dessus d'elle, Doloros. IdO PATRIE! RAFAÈLE. Mais VOUS avez raison!... (Mouvement du Duc.) — Ah! mon père, madame a raison!... — Et c'est bien, ce que vous faites là pour lui, Madame... Vous êtes son amie?... DOLORÈS. Oui, senora... son amie! RAFAËLE. Tant mieux!... car il mérite d'être aimé!... et je Taime aussi, moi!... Mais, maintenant que nous sommes deux, Madame, nous serons fortes! DOLORÈS. Ali! Dieu!... que votre père vous entende! RAFAËLE, en se levant. Oui, oui! il se fait prier comme cela!... mais vous allez voir!... — Allons, mon père. Monsieur de Vargas va nous mettre en liberté notre Capitaine, n'est-ce pas?... Cela vous coûte si peu!... ALBE, avec ironie. Ah ! oui ! RAFAËLE, vivement. Tu as dit... oui? ALBE. Eh non!... je dis : non! RAFAËLE, debout, inquiète. Alors, on me ment!... — Madame, dites-moi toute la vérité!... ALBE, passant vivement entre elles pour les séparer*. Mais elle ne dira rien!... car il n'y a rien de plus. • Rafaële, Albe, Dolorès. ACTE QUATRIÈME. loi DOLORÈS. Rien de plus, en effet! RAFAËLE, émue, nerveuse. Et VOUS refusez?... Ah! mon père, vous êtes cruel! ALBE. Rafacle! RAFAËLE. J'étais si heureuse!... et maintenant!... ah! mon Dieu !... une journée si bien commencée!... Elle retombe assise. Albert! vient à elle. ALBE, désespéré, à genoux. Ma fille!... maître Alberti!... (a Dolorès avec rage, d'une voix sourde.) Ah ! malheureuse ! DOLORES, le bravant, à mi-voix, penchée sur lui. Je prends mes armes où je les trouve! ALBE, à sa fille. Rafaêle!... ma chérie!... RAFAËLE, toussant. Ah! j'allais si bien!... mon Dieu!... ALBE. Cela reviendra!... trésor de ma vie! RAFAËLE, finement et tendrement. Si tu m'accordais seulement ce que je te demande? ALBE. Tout ce que tu voudras!... RAFAËLE, se redressant. Vrai?... c'est pour tout de bon, cette fois? ALBE. Oui. 152 PATRIE! RAF AELE. Il est libre?... Oui. Tu me le jures? Sur ta vie!... A L B E . RAFAELE. A L B E . RAFAËLE, debout, passant devant lui, et prenant sur la tabla une plume qu'elle lui tend. Écris-le!... tout de suite!... tout de suite!... Tiens 1 Albe se relève et prend la plume, puis debout écrit*. DOLORES, tombant aux genoux de Rafaële. Ah! senora! Dieu vous récompense!... Merci!... de- toute mon âme! RAFAËLE. Vous pleurez pour si peu? DOLORÈS, vivement. Oh ! de vous avoir vue si souffrante! RAFAËLE, bas, à son oreille. Je me suis faite un peu plus malade que je n'étais. .► DOLORÈS, lui baisant les mains. Ah! ange!... RAFAËLE. Chut!... Elle regagne la gauche, où, pendant ce qui suit, les femmes lui passent- sa pelisse. ALBE , à Vargas. Vargas, voici l'ordre qui met le capitaine Karloo en liberté... avec un sauf-conduit pour Lille! ' Albe, Rafaële, Dolorès. ACTE QUATRIÈME. 153 DOLORÈS. Ah! Monseigneur!... ALBE , allant à Dolorès, au-dessus de la table, et à mi-voix, près d'elle. Ne me remerciez pas, Madame, pour une grâce que vous m'avez arrachée de force!... et priez Dieu qu'elle vous profite!... Vous avez jusqu'à la nuit pour quitter, vous et lui, cette ville! (Montrant la table.) Votre sauf- conduit est là!... (Il descend et va à sa fille.) — Allons, Ra- faële!... venez, je vais vous mettre moi-même en litière! RAF AELE, à Dolorès. Adieu, Madame!... (Au duc d'Aibe.) Tu vois, pourtant !... c'est si facile d'être bon!... Ah! si tu voulais m'écouter!... et si j'étais toujours là! Ils sortent par la gauche. SCENE Y DOLORÈS, VARGAS. DOLORÈS, à la table et s'emparant du sauf-conduit. Ah! menace maintenant si tu veux!... il est sauvé!... (A Vargas.j Monsieur, puis-je voir...? VARGAS. Le capitaine Karloo?... Non, Madame!... Vous le trouverez à la porte du Palais. DOLORÈS. Soit! (Elle va pour sortir par le couloir de gauche au fond, et ■'arrêtant.) Quels sont ces hommes qui passent là-bas? VARGAS, regardant. Ce sont les condamnés qui sortent du tribunal, et que l'on ramène à leur prison! 9. 154 PATRIE! DOLORES, poussant un cri deflroi. Oh! je ne veux pas les voir!... Elle descend et traverse pour aller à la porte de droite. VARGAS. Pas par là, Madame; cest la chambre de la tor- ture!... DOLORES, reculant épouvantée. Ah! VARGAS, lui montrant le couloir de droite. De ce côté!... si vous voulez! DOLORES. Ah! oui! je veux sortir! (Elle s'arrête court et regarde.) Mais cet homme qui vient? VARGAS. C'est le comte de Rysoor! DOLORES. folle d'épouvante, descendant et retraversant la scène vers la gauche. Je ne veux pas le voir... Monsieur!... Monsieur, j'ai peur! je veux sortir d'ici... Monsieur... que je ne voie pas cet homme!... je ne verrais plus que lui dans mon sommeil!... Il vient! (Désespérée.) Mais on ne peut donc pas sortir de cette horrible maison?... VARGAS, lui montrant la droite. Par ici, Madame... Mais, croyez-moi, ne rencontrez pas monsieur le Duc! DOLORÈS, de même. Oh! le Duc! Le bourreau! l'enfer!... tout! mais pas cet homme qui vient!... pas luil ah! Dieu!... pas lui! Elle sort par la gauche, au moment où entre Riocon. ACTE QUATRIÈME. 135 SCÈNE VI nVSOOR, RING ON, Soldats, au fond, dans le couloir. Rincoii précède Rysoor, puis lui fait signe d'entrer. RYSOOR. Où me conduisez-vous, Capitaine, et pourquoi me sépare-t-on des autres? R I N C 0 N . Parce que tout est fini pour eux, Monsieur, et que... je le dis avec un vrai chagrin... tout ne l'est pas pour vous. RYSOOR. Ei que peut-il y avoir pour moi, entre le tribunal et le bûcher? RINCON. Hélas!... monsieur le Comte!... il y a cette chambre là-bas!... qui est celle de la question!... RYSOOR. La torture! Ah! oui. ..j'oubliais!... C'est le duc d'Albe*. RINCON. Et, si j'en crois ce que Ton dit, Monsieur, armez- vous de tout votre courage! RYSOOR. On espère donc que je parlerai? RINCON. On en est sûr. RYSOOR, après un temps. Dieu sait que ce n'est pas la souffrance que je redoute!... nous nous connaissons trop bien, elle et * nysoor, Rincon, tous deux devant la table. 156 PATRIE! moi!... Mais qui peut répondre que son corps ne sera pas plus lâche que son âme... et que les tourments ne lui arracheront pas un cri... un aveu... un nom?... Ah! Mansieur. la pensée que la douleur peut faire de moi un dénonciateur!... un traître!... La voilà, la vraie tor- ture! RINCON, à demi-vûix. VA vous aimeriez mieux, n'est-ce pas, de votre propre main...? RYSOOR, de même. Ah! Dieu!... si j'en avais le moyen! RINCON ; de même. Eh bien, que Votre Seigneurie ne pousse pas un cri... ne fasse pas un geste... on nous regarde!... M. le marquis de la TrémoïUe a prévu le cas!... RY500R, avec espoir. Ah! RYNCON. C'est moi qui vous conduirai à la question!... Et dans le couloir... qui est un peu sombre... ouvrez seu- lement la main de mon côté!... RYSOOR. vivement, lui serrant la main à la dérobée. Oui!... oui! Ah! Capitaine, merci!... merci pour vous et pour lui! RINCON, haut. Si Votre Honneur désire, auparavant, l'assistance dun prêtre! .. RYSOOR. Non!... Capitaine!... non! -- Dieu me suffit! ACTE QUATRIÈME. 157 SCÈNE VII RYSOOR, KARLOO, RINCOX, MIGUEL, NAVARRA, Soldats, puisVARGAS. RYSOOR, voyant Karloo qui entre par le couloir à gauche, conduit par Miguel et par deux soldats. Karloo! (Bas, à Rincon, avec eflfroi, en lui montrant la charr.br© de la torture.) — Lui auSsi? VARGAS sort de chez le Duc, aux officiers. Messieurs!... le capitaine Karloo est libre. RYSOOR, avec joie. Libre? KARLOO *. Moi? (a Vargas, descendant vivement.) Et pourquoi Suis-je libre, quand monsieur ne l'est pas? YARGAS. Son Excellence, Monsieur, a daigné yous accorder votre grâce! KARLOO. Et moi, je ne daigne pas Taccepter! VARGAS. Monsieur! KARLOO. De quel droit me fait-on l'injure de cette clémence,... que je n"ai pas implorée? VARGAS. C'est à la demande de dona Rafaële... • Vargas, Karloo, Rysoor. lo8 PATRIE! KARLOO. Ce n'est pas à la mienne. VARGAS. Enfin, Monsieur, il plaît à monsieur le Duc I... KARLOO. Et il ne me plaît pas à moi!... J'ai conspiré, lutté, combattu avec tous mes amis!... et la même révolte appelle le même échalaud!... C'est mon droit... je le réclame I... et je ne reconnais pas à votre Duc celui de m'imposer un autre supplice avec sa miséricorde!... VARGAS. Ahl Monsieur!... KARLOO. Allons, Monsieur! mon échafaud, je vous prie, et mon bûcher dont je me glorifie ! Et point de votre pitié qui m'outrage ! — Allez, Monsieur, allez dire à votre Duc que je ne veux pas de sa grâce!... VARGAS, remettant le sauf-conduit à Miguel. Vous le lui direz vous-même, Monsieur; car je ne connais, moi, que les ordres qu'il me donne. Il sort par la gauche. Miguel va rejoindre Rincon au fond, à rentrée du couloir de droite. Rysoor et Karloo restent seuls devant la table. KARLOO. Soit!... Où est-il? Y penses-tu? Si j'y pense!., Karloo!... RYSOOR, l'arrêtant. KARLOO. RYSOOR, de même. KARLOO. Est-ce toi qui m'arrêtes? ACTE QUATRIÈME. (59 RYSOOR. Ah! grand Dieu!... oui, c'est moi! K A R L 0 0 . Rysoor!... laisse-moi! RYSOOR. Reste là, te dis-je! KARLOO. Eh! au nom du ciel... laisse-moi donc mourir!... C'est le bourreau qui te venge! RYSOOR. Et si je ne veux pas, moi, être vengé par le bour- reau!... (Avec bonté.) Et, malheureux que tu es!... si je ne veux même pas être vengé ! KARLOO. Ton pardon!... sans l'avoir mérité!... non!... RYSOOR. Tu me l'accorderas pourtant bien à moi, ce droit de faire grâce... Et si, comme tu le dis, ta faute m'a fait le maître de ta vie... KARLOO. Ah! oui, certes! RYSOOR. Eh bien... j'en dispose!... et je ne te prie plus de vivre; maintenant!... je te l'ordonne! KARLOO. Ah! Rysoor!... j'aimerais mieux cent fois ta colère que ta bonté qui m'écrase. RYSOOR. Karloo! je suis si près de la mort, que les misères et les folles passions de cette vie me semblent un rêve 160 PATRIE! près de s'évanouir!... Laisse-moi cette joie suprême de loubli et du pardon! Fais que je ne meure pas en désespérant de toute chose!... et que la dernière main que je presse soit celle d'un ami... d'autant plus cher à mon cœur que j'ai cru le perdre... et que je le retrouve... converti par les larmes et purifié par le repentir!... KARLOO, serrant ses mains qu'il embrasse. Ah! Dieu, oui! RYSOGR. Vis, mon Karloo, vis pour m'obéir! Mais surtout vis pour servir encore notre cause sacrée... qui, plus que jamais, a besoin de ton dévouement!... Que la Patrie soit désormais ton seul amour!... Celui-là, mon Karloo, peut avoir ses déceptions: mais l'idole reste toujours grande; et son culte est si pur, qu'il peut, tu le vois, réconcilier, dans une foi commune, deux hommes séparés par une haine mortelle I... Tu es jeune encore... tu les verras, nos Flandres bien-aimées, affranchies de leurs bourreaux!... Ce jour-là, Karloo, le jour où le drapeau de l'indépendance flottera sur nos remparts... rappelle-toi le vieil ami qui a combattu à tes côtés.... et mon àme te bénira, avec autant de joie qu'elle te pardonne. KARLOO. Ah!... Rysoor que ton pardon ne s'arrête pas à moi!... pardon pour elle aussi ! RYSOOR. Ah! pour elle... et pour tous! (s'arrêtant). Tous! non!... je me fais meilleur que je ne suis!... (Avec force.) Non!... je ne pardonne pas à tout le monde!... et ce cœur n'est pas si bien détaché des choses humaines qu'il ne couve un effroyable désir de vengeance! ACTE QUATRIEME. 161 KARLOO. Toi? RYSOOR. Car il ne s'agit plus de moi! — Ce n'est pas mon injure, celte fois : mais celle de tout un peuple... et celle-là... je ne crois pas... non, je ne crois pas que Dieu lui-même m'ordonne de l'oublier! KARLOO. Ah ! parle ! RYSOOR, baissant la voix pour n'être pas entendu des sodats Karloo!... on nous a trahis!... Il y a parmi nous un maudit... un infâme!... qui a surpris tous nos secrets pour les vendre... KARLOO. Ah!... sans cela!... RYSOOR. Et nous ne le connaissons pas !... Fort de notre igno- rance, il peut demain, tout à l'heure, renouveler son crime!... et les projets les mieux conçus avorteront!... et le sang le plus pur coulera, et tout un peuple ago- nisera dans le désespoir et Tépouvante, parce qu'il y a parmi nous une âme damnée, que l'impunité encou- rage! KARLOO. Et tu veux...? RYSOOR. Je veux!... c'est mon testament de mort.. Écoute bien ceci... Karloo!... c'est un devoir sacré que je te lègue!... KARLOO. OLii! RYSOOR. Ce marchand de sa patrie... ce vendeur de notre 162 PATRIE! sang... démasque-le... Karloo!... trouve-le!... Et, quand tu le tiendras à la gorge... quels que soient son âge et son rang... écrase-le sans pitié!... sans merci!... Ce n"est pas un meurtre... c'est la défense légitime!... Ce n'est pas un crime... c'est justice!... Tu ne venges pas seulement ta Pairie, vendue et crucifiée par lui!... Frappe, mon fils!... tu la défends!... et frappe encore!... tu la sauves ! KARLOO. Sur mon àme!... je le ferai ! RYSOOR. Prends garde!... c'est un serment sacré 1 KARLOO. Je le jure !... RYSOOR. Et quel qu'il soit?... KARLOO. Sur mon salut éternel!... Fût-ce à mon propre foyer!... fût-ce au pied des autels!... je fais serment de percer son cœur infâme... de cette main que voilà! RYSOOR. Ah ! tu vois bien que j'ai raison de te garder la vie!... et qu'elle est bonne à quelque chose !... La porte de droite s'ouvre, et Noircarmes parait sur le seuil, ainsi que l'huissier du tribunal. KARLOO. inquiet. On vient?... RYSOOR, apercevant Rincon qui descend. Oui!... je sais ce que c'est!... KARLOO. Et quoi donc?... RYS0(^R, souriant pour le rassurer. Monsieur le Duc, qui veut, à ce qu'il paraît... m'inter- roger! ACTE QUATRIEME. 103 KARLOO. Mais tu reviendras par le même chemin... je te rever- rai encore!... RYSOOR, ému, lui tendant la main. Assurément!... Allons, Karloo, mon enfant... sépa- rons-nous! KARLOO, inquiet. Je veux t'attendre!... RYSOOR. Ne reste pas ici... tout est péril pour toi, et ta vie ne t'appartient plus... Pense à ton serment!... KARLOO, de même. On dirait que tu me dis adieu!... RYSOOR, souriant. Adieu!... oh! non!... ah! certes, non!... et j"ai bien la ferme espérance de te revoir!... R INC ON, descendant. Allons, Monsieur! RYSOOR. Je suis prêt. Capitaine!... (A Karloo, du haut des mar- ches.) N'oublie pas ton serment!... Karloo!... pense à ton serment!... Noircarmes rentre. — Rysoor et Rincoâ disparaissent du même côté. La porte se referme. SCENE VIII KARLOO, MIGUEL, L'ENSEIGNE, Officiers. KARLOO, le suivant des yeux. De quel air il me parle!... Que lui veut ce Duc.^.. où le mènent-ils?... Il va pour monter les marches. 164 PATRIE! MIGUEL, l'arrêtant. Doucement, Monsieur; vous ne sauriez aller de ce côté. K A R L 0 0 . Soit. Monsieur: j'attendrai donc!... MIGUEL. Vous ne pouvez pas non plus demeurer ici, Mon- sieur... Il laut partir, s'il vous plaît!... voici votre sauf- conduit! KARLOO, le prenant. Je VOUS en prie, Monsieur!... pas avant qu'il sorte. MIGUEL. Votre ami?... Mais cela peut être long. KARLOO, inquiet. Ahl... vous croyez I... MIGUEL. Sûrement... la question!... KARLOO, épouvanté. La questionl... Saints du ciel!... il m"a trompé, et je n'ai pas compris!... Oh! stupidel... je veux le voir!... II s'élance, les officiers se jettent au-devant de lui. MIGUEL. Vous êtes fou, Monsieur, on ne passe pas!... KARLOO, désespéré, se débattant contre les soldats qui le repous- sent à p-aache derrière la table, jusqu'au delà de la cheminée. Laissez-moi!... je veux le voir encore!... MIGUEL, le contenant, avec les autres. Je vous dis. Monsieur, que vous ne passerez pas!... La porte se rouvre et Noircarmes reparait sur le seuil. ACTE QUATRIÈME. ICo SCÈNE IX Les Mêmes, NOIRCARMES, VARGAS. KARL 00, avec espoir. Ils reviennent! VARGAS, sortant de chez le Duc. Eh bien, Noircarmes?... NOIRCARMES. C'est fini!... KARLOO, avec espoir. Déjà!... VARGAS. Il a parlé?... NOIRCARMES, haussant les épaules. Il a dit un seul mot!... Patrie!... Et il est mort!... Mouvement. On cesse de contenir Karloo. KARLOO. Mort! VARGAS, à Noircarmes. Comment... mort?... NOIRCARMES. Sur le seuil!... et de cette arme qu'il s'est plongée dans le cœur!... Il jette un poignard sur la table. KARLOO, brisé et sanglotant. Ah! mon Dieu! mon Dieu! NOIRCARMES, aux officiers. En vérité, Messieurs! vous devriez bien fouiller les prisonniers avec plus de précaution!... V A R G A s . Venez chez Son Excellence! 166 PATRIE! KARLOO, pâle et contenu, allant à la table. * Messieurs! Messieurs! tenez-vous à cette arme?... NO IRC ARME s, surpris, le regardant. Non. Monsieur... non!... KARLOO. Alors, vous me permettez de la prendre?... NOIRC ARMES. Comme il vous plaira!... Us sortent par la gauche. KARLOO. Merci!... Il saisit le poignard, et s'élance dehors, par la droite, les soldats étonnés le suivent du regard. Septième tableau. Une place de la ville. Au fond, une rampe en oblique monte à gaucho à la ville haute, dont on voit les toits s'étager encore couverts de neige à demi fondue. Cette rampe passe sous la voûte dune porte fortifiée puis tourne et se perd vers la droite, dans la direction de Sainte-Gudule dont on voit les tours au-dessus des toits. — A droite et à gauche, une rue: au premier plan à gauche, une petite boutique ouverte sur la face et dont l'intérieur ne peut être vu que de ravant-sccne. — Il fait jour. — Les tambours au loin battent le rappel. Des bourgeois, des marchands, des ouvriers, des femmes, des enfants, causent tout bas sur la scène et s'abordent avec etfroi. — Des soldats vont et viennent, isolés, et par patrouilles. SCENE PREMIÈRE UN BRASSEUR, UN TAVERNIER, Soldats, RiBAUDES, Bourgeois, Femmes, Enfants, puis MIGUEL et RINCON. UNE FEMME, aune autre, à rai-voix. C'est le rappel! "Vargas, Noiri.'arme«, les soldats, Karloo. ACTE QUATRIÈME. 167 LE TAYERNIER, de même. Oui... Ils doivent passer par ici. LA MARCHANDE, assise à gauche, sur un fauteuil, devant U porte de sa boutique. Avez- VOUS vu la place du Marché? VOIX. No:i! LA MARCHANDE. Un grand bûcher tout tendu de noir... ça donne froid dans le dos!... LE BRASSEUR. Et ces canons tout autour, braqués sur les rues!... UN OUVRIER, savançant. Toutes les portes de la ville sont fermées, vous savez, jusqu'après l'exécution. LE BRASSEUR. Il nous fallait cela, avec Timpôt du dixième, pour remonter les affaires! LA MARCHANDE. Et VOUS verrez qu'ils seront encore plus durs pour nous, si c'est possible! LE BRASSEUR. Sûrement!... Toutes ces tentatives-là, voyez-vous!... voilà le résultat!... Ça serre la courroie!... On ferait bien mieux de tendre le dos, en attendant que ça passe! 168 PATRIE! SCÈNE II Les Mêmes, KARLOO, LA TRÉMOÏLLE. Karloo entre seul par la droite vivement. Tout le monde s"écarte devant lui, et les gens qui viennent de parler se le montrent au doijt. — La Trcmoïlle entre derrière lui, botté et éperonné pour le départ. Il se place sur son chemin, puis l'arrête au moment où il va continuer sa route à gauche *. LA TRÉMOÏLLE. Capitaine, je vous suis depuis le Palais!... Pardon- nez-moi de vous parler comme si j'avais l'honneur d'être votre amil... Où allez-vous ainsi, pâle et délail? Croyez-moi, Monsieur, ne faites plus un pas de ce côté: KARLOO. Merci, Monsieur!... mais c'est là qu'est mon che- min... à la Grande-Place, où j'ai quelqu'un à voir". LA TRÉMOÏLLE, vivement. Vous n'y verrez qu'un affreux spectacle!... De grâce, Capitaine, attendons, dans quelque rue écartée, que les portes de la ville soient rouvertes!... Et deux bons chevaux que j'ai à la porte de Flandre... KARLOO. Vous parlez, en efTet, comme un ami de vingt ans, Monsieur, et je vous rends grâce de tout mon cœur!.. Mais je ne saurais accepter vos offres!... Le comte de Rysoor est mort... LA TRÉMOÏLLE. Je le sais! KARLOO. Sa veuve ne le sait pas!... C'est à moi de le lui dire... • La Trémoïlie, Karloo. " Karloo, La Trémoïlie. ACTE QUATRIEME. 163 Et. cela fait... j'ai bien des affaires à terminer dans cette ville! LA TRÉMOÏLLE. Ah! Capitaine, vous me désolez!... Adieu donc!.., KARLOO. Adieu!... Il veut sortir par la gauche. — La Trémoïlle le suit des yeux. MIGUEL, arrêtant Karloo. Où allez-vous, Monsieur?... KARLOO. A la Grande-Place!... MIGUEL. On ne va pas de ce côté ! KARLOO. Comment?... MIGUEL. Quand les condamnés auront passé!... pas avant! LA TREMOÏLLE, à Karloo qui redescend. Ah!... vous voilà forcé de rester avec moi! KARLOO. Il le faut bien! Mouvement, rumetirs à droite. SCENE III Les Mêmes, ALBERTI, deux Pages, puis RAFAËLE et SES Femmes. VOIX dans la coulisse. Par ici!... par ici!... ALBERTI, entrant par la gauche et allant à Rincon et Miguel, qui sont au milieu de la place. Très ému. Messieurs!... Capitaine!... Venez-moi en a'dj!... Jo 10 170 PATRIE! conduisais la fille de Son Excellence au couvent de Groenendaal... Mais, à la vue de ces gens pendus aux portes de la ville, dofia Rafaële a été prise d'une telle épouvante, qu'elle a voulu revenir, malgré moi, sur ses pas!... La voici!... dans cette rue. Elle veut absolu- ment retourner au Palais!... Je vous en prie, Capi- taine, faites que Ton nous y conduise, par un chemin détourné... Tambours au loin. RINCON. Bien, bien, Monsieur!... Faites avancer votre litière, vite; car le cortège sort déjà du Palais!... ALBERTI. Par ici, Senora, par ici!... (Rafaële entre dans la litière où la religieuse est assise en face d'elle, suivie de ses femmes et de ses pages.) Tout droit, n'est-ce pas? RINCON. Tout droit!... Mais vite, vite!... RAFAËLE. Attendez!... On s'arrête. ALBERTI*. Pourquoi arrêter, sefiora?... Rentrons!... RAFAËLE. Pas encore!... Je veux savoir d'abord pourquoi ce monde, ces soldats, ces tambours?... Que se passe-t-il donc ici, Messieurs?... RINCON, sur un geste d'Alberti. Rien du tout, senora; — une revue, simplement. RAFAËLE. Ahl... Sons de trompettes sons la voûte. •Albert!, Rafaële, la religieuse, Rincon, La Tréraoïlle Karloo ACTE QUATRIÈME. i:i LE HÉRAUT. De par le Roi, notre sire, et Son Excellence le duc d'Albe,ilest fait savoir à tous gens de cette ville, qu'ils aient à se tenir cois et agenouillés sur le passage des rebelles... (Murmures contenus de la foule.), et Cela, SOUS peine de la corde! — Gloire à Dieu et au Roi!... Il se retire et peu après on l'entend plus loin faire la même proclamation. RAFAËLE, inquiète. Que dit cet homme? AiBERTI. Il dit, Madame, que l'on fasse place pour le passage des troupes. RAFAËLE. Mais il a parlé de rebelles... ALBERTI. Quelle erreur!... rien de tel!... N'est-ce pas, Mes- sieurs? LA TRÉMOÏLLE. Rien, senora, rien!... ALBERTI. Avançons!... RAFAËLE. Je veux descendre?... ALBERTI. Madame... RAFAËLE. Je veux descendre!... ALBERTI. J'ai ordre... RAFAËLE. De m'obéir, Monsieur!... Finissons!... je le veux!... Elle descend péniblement avec l'aide de ses femmes. 172 patrie: LA TRÉMOÏLLE. Allons donc à pied... s'il plaît à Votre Grâce!... et daignez accepter ma main! La luiere disparau par la droite avec les serviteurs. 11 lui offre la main. Cloches au loin sonnant le glas. RAFAËLE. Oui. à pied!... (Apercevant Karioo.) Ah!... Capitaine!... c'est vous!... Ah!... tant mieux!.,, vous me direz, vous, ce qui se passe!... KARLOO. Rien que ce que Ton vous a dit, Madame!... C'est une revue!... RAFAËLE. Mais ces cloches?... KARLOO. Les cloches sont de toutes les fêtes de monseigneur le duc d"Albe! RAFAËLE. Mais ces figures consternées!... mais vous-même, si pâle!... KARLOO. Oh! mon Dieu!... je sors de ma prison... grâce à votre bonté, et je suis comme toute la ville, qui n'est jamais bien gaie!... R.\FAELE, très inquiète et nerveuse. Ah!... on me cache quelque chose!... ALDERTI. Madame, au nom du ciel, éloignons-nous! Tout à Iheure. nous ne pourrons plus passer dans cette foule!... TOUS, suppliant Senora!... ACTE QUATRIEME. i'Z RAFAËLE. Oui! oui! (a part.) Ils mentent tous!... (Prenant un petit enfant par la main, et l'attirant à elle.) Vicns ici, clicr enfant !... Tu es donc là pour voir les soldats, toi aussi?... l'enfant. Oui, Madame !... et les condamnés ! ... qu'on va brûler sur la place!... RAFAËLE, poussant un cri déchirant. Ah! Elle tombe dans les bras de ses femmes. — Ou entraîne l'enfanU ALBERTI. Ah! malheureux enfant!... RAFAËLE, la main sur la poitrine. Ah! c'est horrible!... Encore... encore... toujours!.. Oh! que je souffre!... Emmenez-moi... Oh! que je souffre!... KARLOO, s'élançant et la soutenant. Madame!... On apporte vivement derrière elle le fauteuil. RAFAËLE. Mon Dieu!... de l'air!... de l'air!... j'étouffe!... le sang!... j'étouffe!... On la fait asseoir dans le fauteuil. KARLOO, désespéré. Madame... au nom du ciel!.. Madame!... Ah! chère et douce enfant!... LA MARCHANDE, pleurant. Notre bon ange!... On entoure Rafaële. — Toutes les femmes s'empressent. ALBERTI, penché sur elle. Ah! mon Dieu!... elle se meurt! Rafaële se redresse, cramponnée au.t deux: femmes, essayant d'aspirer une boulfée d'air, puis raioiube sur le fauteuil. 40. 174 PATRIE! KARLÛO. Morte! Le mot est répété à mi-voix par tous les assistants qui se découvrent. ALBERTI. Messieurs. Messieurs !... pas un mol à Monsei- gneur!... Laissez-moi le temps de le préparer à cette affreuse nouvelle? On transporte Ralaële dans la boutique, où les femmes l'entourent en pleurant, et la dérobent aux spectateurs pendant ce qui suit. — Les tambours qui n'ont pas cessé de battre se rapprochent et les cloches sonnent le glas sans arrêt. LA TRÉMOÏLLE. ... Ah! vengeance divine!... KARLOO. Et cet ange va prier pour lui! SCENE IV Les Mêmes, LE CORTÈGE. Un corps de hallebardiers paraît sous la voûte chassant la foule qui se disperse à droite et à gauche sur la scène derrière la haie des sol- dats. — Par le même chemin parait tout le cortège, qui va lentement comme à des funérailles. En tête, trois premiers tambours battent sourdement le roulement funèbre. — Tout le cortège descend la rampe puis tourne à gauche sur la scène et disparaît dans la rue du même côté. Après les tambours, les mousquetaires espagnols, les piquiers bardés de fer. Trompettes, le héraut, massiers, les porte-drapeaux des régiments suisses, lombards, portugais, napolitains, allemands, etc. Trois tam- bours de lansquenets. Lansquenets, huissiers du Tribunal de sang, juges, gardes do la prévôté. — Noircarmes, et derrière lui, Vargas et Delrio. — Puis, sous un dais porté par des laquais à ses armes, le Duc suivi de ses pages et gens de sa maison. — A son arrivée sous la voûte, tous les assistants se mettent à genoux, sauf Karloo, adossé au mur de droite, ainsi que la TrémoïUe. Dès que le drc paraît, on commence à entendre, outre les cloches et le son des tambours qui s'éloignent par la gauche, après avoir traversé la scène, les chants des pénitents qui parais- ACTE QUATRIEME. 115 sent, la cagoule sur le front et le cierge à la main, sur deux lignes, à distance l'un de l'autre. — Ils sont sous la voûte quand le Duc arrive au milieu de la scène. — A ce chant d'église, la douleur des femmes de doua Rafacle redouble, et, agenouillées, elles sanglotent. — Le Duc, qui ne peut voir Rafaële, s'arrête et dit à Vargas qui le précède : ALBE. Vargas, pourquoi ces femmes pleurent-elles? — Je défends que l'on pleure. Vargas s'incline et descend vers les femmes. — Alberti lui montre, dans la boutique, Rafaële morte, étendue dans le fauteuil, un cruciîlx sur la poitrine, entourée des femmes en pleurs. 'Nr^'argas, saisi, s'arr.'ce, et ôte son chapeau. VARGAS. Monseigneur, il y a une morte, dans cette maison... une jeune fille. Tous se découvrent. ALBE, frappé, en pensant à sa lille, et saluant comme eux. Une jeune fille!... Dieu a de terribles armes! Ah! oui, tvran! KARLOO, à part. ALBE, Laissons-les pleurer, Vargas, laissons-les pleurer leur fille!... Il fait signe de poursuivre, et le cortège reprend sa marche. — Suisses de la garde du Duc, puis moines à cagoules, chantant le Dies irse: les moines gris passent lentement, un blanc portant le cruciiix espagnol. Moines noirs portant des cierges. Puis Galèna, Bakkerzeel et Cornélis, les mains liées, a^'ant chacun à sa droite un soldat. — Maître Charles et ses aides. — Quand les condamnés sont en scène, à droite, et pas- sent près de Karloo, ils l'aperçelvent pleurant. GALENA, à sa vue, faisant un pas vers lui, à demi-voix. Lâche!... tu es libre!... et nous mourons! CORNÉLIS, de même. Combien nous as-tu vendus, traître? KARLOO. Traître !... moi?... 176 PATRIE! BAKKERZEEL. Sois maudit'.... Judas I... TOUS, entraînés par les soldats. Judas'... . Judas!... KARLOO. Oh! c'est horrible!... M'accuser!... moi!... moi !... Le déûlé continue, pendant tout ce qui suit. Mousquetaires italiens et arquebusiers, puis les soldats de la haie, ramassés par Rincon et Mi^^uel ferment la marche. LA TRÉMOÏLLE, le retenant. Monsieur!... de grâce! KARLOO, à la TrémoïUe, désespéré. Mais c'est affreux!... mais c'est faux!... Monsieur!., mais ce n'est pas moi!.,, je vous jure que ce n'est pas moi! LA TRÉMOÏLLE, vivement. Je le sais bien... puisque c'est une femme! KARLOO. Une femme!... Ah! son nom?... Monsieur!... son nom?... LA TRÉMO'ILLE. Je l'ignore, et ne sais d'elle qu'une seule chose, c'est quelle est venue hier au soir chez monsieur le Duc... et qu'elle est sortie du Palais ce matin, avec un sauf- conduit pour Lille. KARLOO. Ah! c'est un indice, cela... Un sauf-conduit pour Lille? LA TRÉMOÏLLE. Comme le vôtre et le mien. KARLOO. Le temps de courir à la Grande-Place, par les petites ACTE QUATRIEME. 177 rues... et je vous rejoins à la porte de Flandre... c'est le chemin de cette femme... Attendez-moi, Monsieur... attendez-moi! TRÉMOÏLLE. Bien, Capitaine!... KARLOO. Ahl ces insultes!... C'est le mort qui me rappelle mon serment!... Dors en paix!... va! ta vengeance arrive!... U remonte par la gauche, derrière le cortège : à ce moment, toute la foule, qui n'est plus contenue, se répand sur la scène; suivant le cor- tège : ne pouvant la percer, il s'élance sur la rampe, écarte les curieux et disparaît sous la voûte, tandis que la Trémoïlle vient donner un dernier regard à la morte. ACTE CINQUIÈME Huitième tableau. Chez Rysoor, même décor qa"au deuxième acie. — Il n'y a plus de tabouret devant la table, la chaise qui était à droite de cette table est reportée au fond, près de la cheiuLaée. SCENE PREMIÈRE DOLORÈS, GUDULE '. GUDULE, à la fenêtre qu'elle ferme avec effroi. Oh! Madamel Toute la foule envahit la place!... les sol iats se rangent!... L'église est grande ouverte avec tous les prêtres sur le seuil, pour donner l'absolution aux condamnés qui vont venir. DOLORÈS, qui guette l'arrivée de Karloo sur le seuil de la porte d'entrée. Oui!... et il ne vient pas, lui!... GUDULE. Madame, chère madame!... Nous ne pouvons plus rester ici... Les domestiques ont déjà fui la maison!... Sauvons-nous! pour ne pas voir cette horrible scène qui se prépare là!... DOLORES, même jeu à la porte du premier plan. Fuis, si tu veux!... moi! si je ne l'attends pas ici... où veux-tu que je l'attende? * Dolorès, Gudule. ACTE CINQUIÈME. 173 GUDULE. Oh! Madame!... DOLORES, amèrement, gagnant la droite*. Et il ne viendra pas!... voilà une heure qu'il est libre!... son premier pas devrait être pour moi!... non!... Dieu sait ce qu'il fait... où il est?... Moi... est- ce que je compte?... SCENE II DOLORÈS, KARLOO. 11 entre vivement par la porte du jardin. Gudule, dès qu'elle le voit sort par la porte d'entrée qu'elle referme sur elle. DOLORES, apercevant Karloo. Ah! c'est lui!... (Elle s'élance vers lui.) Ah! mon Dieu!... c'est toi!... enfin, c'est toi!... (Karloo, sans lui répondre, dépose son manteau et son chapeau sur la table.) Ah! moiî KarlOO... te voilà!... et libre et sauvé!... KARLOO, sans la regarder, séparé d'elle par la table **. Dolorès!... DOLORÈS. Ah! s'ils t'avaient conduit là, avec les autres!... je me serais brisé le front sur le pavé de cette place!... KARLOO, troublé. Dolorès!... quelles paroles!... et dans quel moment!... DOLORÈS. Laisse-moi te dire combien je t'aime... J'ai assez souffert!... j'ai bien le droit dVMre folle de joie!... • Gudule, Dolorès. •* Karloo, Dolorès. 180 PATRIE! KARLOO*. Non ! Dolorès ! — Je vous jure que vous n'en avez pas le droit!... DOLORÈS. Quand je te retrouve?... KARLOO. Quand votre mari est mort!... DOLORÈS. Ah!... KARLOO. Frappé de sa propre main!... DOLORES, douloureusement Ah: Dieu! KARLOO. Et mort, Dolorès... c'est là surtout ce que je tenais à vous dire (Avec émotion.), mort en nous pardonnant à tous deux! DOLORES, avec soulagement d'abord, et puis avec joie. Pardonnes... pardonnes... tous les deux!... Ah! tu n'auras donc plus de remords à présent?... Qu'as-tu à me regarder ainsi?... KARLOO. Êtes-vous sûre qu'il ait compris ce pardon comme vous, et qu'il n'y ait pas mis cette condition... que nous serions séparés à jamais!... DOLORÈ;. Séparés... Est-ce que j'en veux, alors, de son pardon?... La belle grûce, qui devient un chàti.ment... • Dolorès, Karloo. ACTE CINQUIÈME. 181 KARLOO. Dolorès!... vous blasphémez!... un mort!... votre mari!... Prenez garde! . DOLORÈS, tendrement. Vous l'avez donc accepté, vous, à cette condition-là, son pardon? KARLOO. Ah! moi!... je ne sais!... DOLORÈS. Tu ne sais?... KARLOO. Non!... Je viens ici, l'âme résolue... prêt à vous fuir... mais je vous vois!... ma tête s'égare... amour, devoir, crime, vertu!... tout se confond! et je ne sais plus ce que je veux... et ne veux pas!... je ne sais plus!... Il tombe assis à droite. DOLORÈS, tendrement, près do lui. Je sais, moi!... tu m'aimes!... et nous sommes l'un à l'autre!... voilà ce qui est vrai! (Mouvement de Karloo pour lui fermer la bouche.) Va, mon Karloo, c'est fini de ce mauvais rêve... quittons cette maison, qui n'est pas la nôtre!... Fuyons ce passé où nous n'étions pas seuls!... Partons!... tous les deux, heureux, libres!... Viens nous aimer ailleurs!... Roulement funèbre de tambours très lointain, qui peu à peu et par intervalles se rapproche. KARLOO, tressaillant. Écoutez! Quoi? Ils viennent!.. DOLORES. KARLOO, debout. Il court à la fenêtre, qu'il ouvre. 11 1S2 PATRIE! DOLORÈS. Ces malheureux!... Eh bien, raison de plus... Par- lons!... KARLOO, reculant avec horreur. Ah 1 c'est réchafaudl... cela!... Voilà le bûcher!... DOLORES, s'élançant et se mettant entre lui et la i'enètre qu'elle referme. Eh! que t'importe!... puisqu'il n'est pas pour toi!... KARLOO. Non, non,... je veux les attendre... et les voir!... DOLORES, le forçant à descendre à droite '. Allons! quelle idée!... Les voir, et pourquoi?... KARLOO. Sais-tu ce qu'ils m'ont crié... tout à l'heure, au pas- sage, ces malheureux?... Ils m'ont appelé lâche!... et traître!... et Judas!... Ils m'ont accusé de les avoir trahis!... moi, conçois-tu cela... moi! moi'... Karloo!... Il regagne la gauche au-dessous du siège. DOLORÈS **. Que t'importe?... KARLOO. Allons!... mais c'est horrible!... accusé de trahison, et par eux!... Et ils vont mourir, là... sur ce bûcher!... et leur dernier cri sera pour me maudire!... Il remonte vers la fenêtre. DOLORES, lui barrant le passage, puis l'entraînant à gatiche. Eh! qu'ils te maudissent!... la belle affaire?... laisse- les crier, et viens*"!... • Dolorès, Karloo. " Karloo, Dolorès. "' Dolorès, Karloo. ACTE CliNQUIÉME. 1S3 KARLOO, regardant toujours la place, malgré elle. Ne pas connaître l'infâme qui nous a vendus, pour tenir mon serment!... DOLORÈS. Oh! mon Dieu!... au lieu de fuir!... un serment!... voilà qu'il y a un serment!... KARLOO. Fait au mort!... DOLORÈS. Ah ! laisse donc les morts en repos!... et ne parle pas d'autres serments que ceux que tu m"as faits à moi, il n'y a que ceux-là de bons!... KARLOO. J'ai juré!... entends-tu!... juré sur ma vie éter- nelle!... DOLORÈS. Quoi?... KARLOO, se dégageant et courant à la fenêtre qu'il ouvre. De poignarder qui nous a trahis!... DOLORES, saisie et sans voix, reculant jusqu'à la table où elle s'appuie une seconde. La belle promesse, en effet !... et que cela était néces- saire!... KARLOO, entre Dolorès et la fenêtre. Je l'ai juré!... DOLORÈS. D'être assassin, pour plaire à ce mort! et tu oses le dire!... mais c'est horrible!... cela!... c'est horrible!... Elle s'élance vers lui et le force à redescendre vers la gauche. KARLOO. Je Tai juré!... 184 PATRIE! DÛLÛRÈS*. Toi, mon Karloo!... poignarder quelqu'un!... allons donc!... mais c'est fou!... je te dis que c'est fou!... Laisse cela, malheureux!... On vous a trahis!... eh bien... ce qui est fait est fait!... Partons! je ne te tra- hirai pas, moi!... Elle l"a poussé peu à peu devant la table. K.ARLOO. Poil que tout Bruxelles dise, après eux : « Voilà celui qui les a vendus!... * Pour traîner par tout le monde une vie déshonorée!... Non! je veux prouver mon innocence, et je l'écrirai sur le pavé de cette ville, avec tout le sang du coupable!... D CLORE s, séparé de lui par la table. Mais, insensé!... où est-il ce coupable?... Qui te le dira? qui?... KARLOO. Dieu!... qui m'a déjà dit : « C'est une femme!... » DOLORÈS. Une femme!... allons, c'est une femme, à présent!... Ah! mon Dieu!... mais c'est absurde!... une femme!... est-ce que les femmes se mêlent de ces choses-là?... Mais c'est qu'il le croit... tenez!... il est capable de le croire!... K.^RLOO, remontant. J'en suis sûr!... Celui qui me l'a dit... DOLORÈS, même jeu pour lui barrer lo passage au-dessus de la table. Un misérable, celui-là! un lâche!... Il ne sait rien!... entends-tu!... rien... Il invente!... il nevousmanqueplus maintenant, que de croire tout ce que l'on vous dira..- Tambours, pins rapprochés • Karloo, Dolorès. ACTE CINQUIÈME. 185 KARLOO. Les voilà!... Il s'appuie chancelant sur la table. DOLORÈS. Non!... pas encore!... Karloo! mon Karloo adoré!... ne reste pas ici !... cela donne le vertige !... Mais écoute- moi donc!... enfin!... fais donc quelque chose pour moi, qui t'ai donné toute ma vie!... et qui t'aime!... M'aimes-tu, oui ou non?... KARLOO, regardant toujours du côté de la fenêtre. Ah! Dieu!... oui!... et j'ai pourtant promis que non? D CLORE s, cherchant à l'empêcher de voir et d'entendre. Eh bien, viens donc, mon Karloo, ne regarde pas là!... Pense!... toute une vie de bonheur et d'amour!... (Les tambours se rapprochent,) et personne entre nous!... (Aux tambours qui roulent plus tort... Avec rage.) Ah ! maudits!... taisez-vous donc! (Le roulement s'éteint.) Ce n'est rien!... tu vois!... ils sont loin!... n'écoute pas!... viens où je le mène!... deux pas!... c'est fini!... Nous sommes libres... Roulement plus fort. Rumeur sur la place. Chant des orgues jusqu'à la fin de la scène. KARLOO. Ah! Il se dégage et court à la croisée *. DOLORES, désespérée, redescendant à gauche de la table. Oh! ces hommes!... Voilà comme ils aiment! Et c'est pour cela que Ton se damne!... KARLOO, reculant de la fenêtre, pleurant. Ah! tu as raison!... Dolorès !... c'est atroce!... Les voilà maintenant qui montent sur le bûcher! Bakker- * Dolorès, Karloo. 11. 186 PATRIE! zeell... mon pauvre Galèna, mes amis!... Ah! je ne veux pas voir celai... je ne peux pas! Emmène-moi! Tout en reculant il a ga^rné la table. DOLORÈS, triomphante, elle court ouvrir la porte du jardin. Enfin!... KARLOO, épuisé, appuyé sur la table, à demi-voix, les yeux toujours tournés vers le bûcher. Quittons cette maison!... cette ville... DOLORÈS, revenant à lui, de même à demi-voix. Oui!... tous deux! KARLOO, même jeu, séparé d'elle par la table. Ensemble! D0L0RÈ.S. Ensemble... oui, viens... KARLOO, do même. Mais pour sortir de la ville?... DOLORÈS Tu as ton sauf-conduit? KARLOO, de même. Oui... mais toi?... DOLORÈS. J'ai le mien!... KARLOO, tressaillant, toujours appuyé sur la table, se retourna» brusquement vers elle. Le tien?... DOLORÈS. Oui, comme toi !... pour Lille !... KARLOO. Pour Lille?... DOLORÈS. Oui!... ACTE CINQUIÈME. 1S7 KARLOO. Toi?... DOLORÈS. Mais puisque je tele dis!... Viens donc!. KARLOO, la regardant .d'un air égaré. Et comment ravez-vous? DOLORÈS. Je suis allée le prendre au Palais 1 KARLOO. Ce matin?... DOLORÈS. Oui!... KARLOO, reculant épouvanté. Ah!... Ah! juste Dieu!... quelle horreur! DOLORÈS. Quoi?... qu'est-ce encore?... KARLOO. Cette femme... chez le Duc... ce matin !... Cette femme, chez lui, cette nuit!... DOLORÈS. Cette nuit!... KARLOO. C'est elle! DOLORÈS. Non!... KARLOO. C'est toi! c'est toi!... toi qui nous as perdus!... c'est toi! créature maudite!... ose me dire que ce n'est pas toi!... DOLORÈS Ah! Karloo!... 188 PATRIE! KARLOO. Ah I laisse-moi... Ne me touche pas!... D se dégage et la jetant vers la droite où elle tombe devant le siège. DOLORÈS. Pitié! KARLOO*. Ah! Dieu vengeur!... Et je la cherche!... Mais la voilà !... Et qui voulez-vous que ce soit, si ce n"est elle? DOLORÈS, à terre. Ah! Karloo!... ne me maudis pas!... Tous les autres!... mais pas toi! KARLOO. Oh! délatrice!... empoisonneuse!... Oh! lâche!... lâche!... lâche!... DOLORES, à genoux, rampant vers lui. Ah! tu ne sais pas tout, mon Karloo!... Il voulait te tuer!... il m'a quittée en me disant : « Je vais le tuer....» J'étais folle d'épouvante! ...j'étais folle!... Karloo !... j'étais folle!... je te le jure!... C'est pour te sauver!... par amour pour toi!... C'est pour toi!... pour toi!... KARLOO, lui prenant les deux mains. Ton amour!... ton amour qui n'a fait de moi qu'un ami parjure et faussaire!... ton amour fatal qui mène ces malheureux au bûcher et tout un peuple à sa ruine!... ton amour infernal, assassin et mortel!... je le maudis!... je l'exècre!... et je l'abhorre!... Il la rejette à genoux devant lui. DOLORÈS. Ah! Karloo... tu me tues!... * Karloo, Dolorès. ACTE CINQUIÈME. 189 KARLOO. Pas encore!... DOLORÈS. Malheureux!... que veux-tu?... KARLOO, la reprenant et la traînant vers la fenêtre Venez ici, Madame!... venez d'abord contempler votre œuvre! DOLORÈS. Grâce!... Les vitres s'éclairent de la lumière du lùcher. Rumeurs d'horreur sur la place. KARLOO. Regardez-le, tenez; regardez-le, votre bûcher qui flambe!... DOLORÈS. Pitié! KARLOO. Comptez-les, vos victimes!... DOLORÈS. Karloo!... Ah! Tingrat! l'ingrat!... KARLOO, la soulevant et la forçant à regarder. Habituez-vous donc aux flammes... c'est un avant- goùt de l'enfer, oii votre amour nous mène!... DOLORÈS. Pitié!... KARLOO. Écoutez!... ils m'ontaperçu, tenez !...ÉcoutezdoncI.. écoutez!... LES CONDAMNÉS, dehors. Karloo!... Traître! traître!... 190 PATRIE! KARLOO. Entendez-vous? DOLORÊS. Ah ! mon Dieu!... KARLOO. Et le mort, l'entendez-vous aussi qui me crie : c Et ton serment !... » DOLORES, épouvantée, se redresse. Ah: non!... KARLOO. « Quel que soit le coupable... frappe. Karloo... frappe sans pitié!... » DOLORÈS. Karloo!... toi, me frapper!... toi!... KARLOO, tirant le poignard. Mon serment!... DOLORES, folie de terreur, se débattant. De ta main!... non!... Cela ne se peut pas!... pitié! .. l'ai peur!... KARLOO, hors de lui. J"ai juré:... DOLORÈS. Non!... je ne veux pas!... Laisse-moi!... KARLOO. J'ai juré!... j'ai juré!... II frappe. DOLORES, tombant. Ah!... (Karloo jette son poignard.) Cette fois, va... je SUJS mortel... Ah!... je t'aimais bien pourtant... je t'aimais tant:... KARLOO, égaré. Je lai tuée!... moi!... moi!... ACTE CINQUIÈME. 191 DOLORÈS. Au moins, viens me rejoindre!... viens!... KARLOO, tombant à genoux auprès d'elle, inanimée, et la couvrant de laisers en sanglotant. Ah! oui, j'irai!... Ah! ah! misérable que je suis!... je l'ai tuée!... Dolorès! mon amour!... Ah! Dieu! Dieul ah! mon Dieu!... DOLORÈS. Viens!... viens donc!... KARLOO, debout. Oui, attends-moi!... j'y vais... (Il court à la fenêtre, monta sur l'appui et crie:) Bourreau... (Rumeurs.), tu n'as paS tOQ compte!... place à ton bûcher!... place pour moi!... DOLORES, se soulevant, pour le voir Ahl... KARLOO, à Dolorès, avec amour. Tu vois!... j'y vais... j'y vais !... Il saute dans la place; Dolorès retombe morto. FIN CTT-CO. — CoulcDiiiiiers. Imp. Paul BRODARD. — îiOOa. aiRlIOTHfrA J La Bibliothèque Université d'Ottawa Échéonce The Library University of Ottawa Date due ^*fcSv;>i>^^ % ■^n.wm^^^mam^ ^fe vr^-<^-,-^n';) i^^ y- ■■' ..*». •■<*- f^H^p^ 9 * • WL^ j^^^^^fek ^^^^1^.* ■ '< >-5-* V \^^<'7^'^'^'^Si^ *H r ^^r^" .